Quitter sa langue natale, écrire en français, 13. Carles Diaz



Ne pas ou ne plus écrire dans sa langue maternelle, est-ce un réel choix ? N’est-ce pas la langue d’accueil qui vous élit ? Le poète tchadien Nimrod écrit : « J’ai écrit en français parce que les lettres françaises ont fait vibrer mon être au-delà de tout ce que je pourrais en dire. J’ai été élu, je ne suis pas l’auteur de mon élection. On dispense l’amour parce qu’on a été aimé. »
L’amour y est-il pour quelque chose ?
Est-ce une fuite, un exil, un rejet de son pays, une décision politique ? « Écrire dans une langue étrangère est une émancipation. C’est se libérer de son propre passé », déclarait Cioran. La langue adoptée est-elle une « contre-langue » (maternelle) ? Un exil dans l’exil ? Si tant est que la langue du poème est une langue étrangère inscrite dans une langue natale (« la langue du poème est une “ langue étrangère ” » déclare Emmanuel Laugier en écho à Gilles Deleuze : « autant dire qu’un grand écrivain est toujours comme un étranger dans la langue où il s’exprime, même si c’est sa langue natale »). Est-ce être nulle part ?
L’adoption d’une autre langue correspond-elle à un déplacement physique ?
Samuel Beckett disait rechercher, dans la langue française, une langue sans style, « essayant de trouver un rythme et une syntaxe d’extrême faiblesse » (« trying to find the rhythm and syntax of extreme weakness ») : le choix du français fait-il abandonner un style ? Chercher un autre style ? Affaiblit-il le sens ? Est-ce une autre personne qui apparaît dans l’autre langue ? Peut-on parler d’un devenir-autre ?
Et pourquoi le français ? Dont Cioran disait que c’est une langue sclérosée, arrêtée. Offensif, Kateb Yacine quant à lui déclarait : « j’écris en français pour dire aux Français que je ne suis pas français ».
Les questions sont nombreuses, elles se posent en vrac car l’histoire de la langue de chacun est un monde. Alors c’est l’histoire de poètes qui se sont aventurés dans la langue française, qu’on voudrait lire.

Cette nouvelle Disputaison sera publiée en deux livraisons. Elle a été conçue et préparée par Jean-Pascal Dubost.


Episode 13 : Carles Diaz

Écrire dans une autre langue.

L’écriture oblige toujours au dédoublement. Je conçois le livre comme un objet de liberté ; jamais je n’ai vécu l’écriture comme un exil, mais comme un choix de vie. Écrire dans une autre langue fut comme répondre à l’appel du chemin. Pour le jeune homme que j’étais alors, en 2003, cet appel était un défi à accepter pour occuper un autre lieu, celui de l’écoute, pour changer de vie, pour vivre plusieurs vies. Un défi lourd d’interrogations, de sacrifices et d’incertitudes, mais toujours éclairé par le sens et la transcendance que je lui ai dès lors attribués.

Choisir pour langue d’écrivain une autre que celle donnée par ses parents, c’est faire un voeu de pauvreté.Cette démarche apprend l’humilité et le silence ; elle ramène à l’essentiel. Elle incite à écrire en dehors d’une zone de confort, dans le refus de toute forme de compromission, de posture et d’entre-soi. C’est aussi se confronter à un handicap permanent, à une difficulté majeure qui est précisément celle de trouver la langue. Quand, dans la pensée, la langue épousée se présente approximative, elle est particulièrement difficile d’un point de vue stylistique. De plus, il n’existe aucun rapport d’évidence entre la langue d’usage courant et la langue d’écrivain, car le rapport organique à cette dernière implique de trouver, avec rigueur et exigence, son élan, son rythme, son souffle. Ce n’est pas une simple question d’orthographe, encore moins de préciosité, de pastiche ou de bricolage de la langue, mais de sens, de composition, de pertinence, de clairvoyance et de présence. Même si cela paraît trivial de le dire, les mots apparaissent parfois comme des étiquettes provisoires qui permettent substantiellement d’accéder à un héritage. Ils rendent possible d’envisager la complexité du monde et de figurer le fait que la réalité est plurielle, car faite de relations multiples entre forces, phénomènes, circonstances, …

Il est déjà très difficile de bien écrire dans sa langue maternelle ; aussi, écrire en français est alors pour moi jouer à la marelle en ayant les yeux bandés et avec des cailloux dans les chaussures. Au fur et à mesure de la rédaction, je dois lire les phrases à haute voix, de manière quasi monacale, pour arriver à penser qu’elles sonnent naturellement, pour bien en saisir les nuances. En complément, je fais parfois appel à un relecteur qui connaît l’esprit de mon travail et qui m’apporte du recul et un regard critique. C’est un exercice laborieux qui a forgé en moi l’idée que si un texte n’est pas éprouvant à formaliser, je vais alors finir par douter de sa qualité.

Si je n’avais pas quitté le Chili, je n’aurais pas écrit des livres comme Sus la talvera, ni Paratge. Sans doute, aurais-je créé d’autres choses qui auraient été probablement proches sur le fond, mais nous ne le saurons jamais.

Le rapport à l’écriture est pour moi tellurique, il doit s’ancrer dans un lieu, l’investir, s’enraciner dans son histoire. C’est comme une relation d’amour dans laquelle fusionnent corps et esprits en embrassant toutes les perspectives.

J’ai eu la chance de rencontrer ici, en Aquitaine, des amis attachés à la culture occitane à laquelle je suis sensible par sa grande histoire et la richesse de ses parlers. Être au contact d’autres langues permet de tisser une relation de connaissance, de profondeur et d’empathie. Pour cela et pour bien d’autres raisons, la Gascogne m’a donné quelque chose que je ne possédais pas. Plus qu’une poignée d’images, ce pays m’a offert une autre manière concrète de voir et de saisir le monde.

Comme en géologie, ma langue d’écrivain est composée de plusieurs couches, de plusieurs strates. Ma langue est abâtardie, et je me réjouis de ce privilège, car la bâtardise linguistique peut se révéler à la fois source, terrain de jeu et force inouïe dans le processus de création.

Écrire dans une autre langue signifie pour moi une instance de position, d’existence, de non-conformisme, une insatisfaction et un doute permanent lié à l’infinie diversité de situations vécues, manquées ou imaginées.

Carles Diaz

Né à Providencia au Chili, il a publié Polyphonie landaise chez Gallimard en 2022 et L’Arbre face au monde. Vies et destin de Carl Alexander Simon aux éditions Poesis, la même année.