Considéré comme disciple de Maître Eckhart, Jean de Ruysbroeck tient une grande place dans le courant de la mystique rhéno-flamande. Et il sait se montrer poète.
Le beau travail de Marie et Jean Mancelon, sobre, bien introduit et accessible aux néophytes (dont je suis), permet d’approcher sans crainte l’œuvre remarquable du mystique flamand Jean de Ruysbroeck (1293-1381) qu’on caractérisera ici par trois simples traits : un clerc prudent, un poète chaleureux, un amoureux énigmatique.
Un clerc prudent. Si l’on demande, en effet, pourquoi la rencontre entre l’âme humaine et Dieu ne peut être que graduelle, la réponse de l’auteur est qu’il faut d’abord mériter d’avoir été créé, avant de prétendre remonter à la Source créatrice (elle-même incréée) et s’y établir mystiquement, dans l’expérience pure de sa réalité inconditionnée. Mériter d’avoir été créé, cela veut dire (fr.169) pour lui : montrer au monde les oeuvres dans lesquelles (par travail, ordre et justice) nous entretenons la Création et collaborons aux efforts des autres créatures, et manifester les vertus par lesquelles nous maîtrisons tendances et forces vitales, et réglons par et pour autrui (donc par éducation et fraternité) notre conduite consciente et libre. La piété extérieure et intérieure est condition nécessaire de toute élévation spirituelle ; seul un être déjà parfaitement religieux a titre à (et peut espérer obtenir grâce de) « s’élever au-dessus de sa foi ». Un élan mystique débraillé et licencieux, grimpant sans préalable éthique ni médiations institutionnelles jusqu’au sommet de sa nature créée, n’y vaut rien : la contemplation suppose corps au travail et âme propre sur elle. Il faut s’être acquitté de tout ce qu’on doit à l’Absolu (en obtenir rigoureux quitus) pour en emprunter l’échelle.
Un poète chaleureux. Si l’on demande où prendre modèle de cette accession lente et méthodique, il est là, sous nos yeux, dans la vie naturelle. Ruysbroeck est un homme de la campagne, pour qui une greffe spirituelle s’inspire de savoir enter un poirier, qui prend comme physiquement en compte la météo intérieure, va saisir les oscillations mêmes de l’âme sur les marées du proche littoral flamand. Ainsi, écrit-il, l’abeille (qui butine le nourrissant et non le doux et joli, qui ne demande ni à la cire d’être suave, ni au miel d’éclairer, qui diffère ses sorties par temps fermé), la fourmi (qui « évite les routes inconnues », anticipe la disette hivernale, et sait même déployer d’improbables ailes au moment voulu), la chèvre (qui sait trouver repos dans l’escarpé, goût à ce qui pique et ne méprise rien de ce qu’elle voit) sont institutrices du labeur de nos cœurs, lui aussi âpre, constant et approprié. L’ermite asocial, le prophète agressif, le logicien au garde-à-vous n’ont, à l’inverse, aucun équivalent agreste ou sylvestre (bestiaux, poissons, oiseaux…), et à ce titre Ruysbroeck, esprit accueillant, conciliant et joyeux, s’est gardé des trois.
Mais un amoureux énigmatique. Il choisit clairement l’amour pour unir l’âme à Dieu, s’opposant à Eckhart qui ne s’attache à l’Absolu que par le détachement à l’égard du relatif : ce pur détachement risque de n’obtenir que le vide, en se jouant d’une grâce que la visée de Rien rend facultative ! Pour Ruysbroeck, l’amour est ici ce qu’il est, irremplaçablement, partout : une joie de se donner (la joie sans don est simple soulagement; le don sans joie simple tolérance; seul l’amour est don joyeux). L’âme a l’amour de Dieu à la fois intéressé et noble : elle est intéressée, en s’unissant à l’essence incréée de Dieu, à y retrouver le premier état d’elle-même, le laboratoire pré-spatial et pré-temporel de sa conception. Elle veut retrouver ce qui l’a donnée à elle-même en se redonnant à la Source qui l’a trouvée en elle « Nous possédons une Vie supérieure qui est éternellement en Dieu, avant toute création » fr.95). Mais elle est noble, puisqu’elle elle ré-abandonne, sans conditions ni garanties, tout d’elle. Pourtant, l’énigme de tout amour subsiste : comment peut-on s’accroître de ce que l’on donne, et se renouveler de ce à quoi on ne fait que revenir ? Tout cœur d’ici-bas le sait pourtant : l’amour ne nous fait rejoindre que « ce qui nous élève au-dessus de nous-même », et non nous ; et c’est ce que nous aimons, et non pas nous qui aimons, qui seul nous accorde, nous fait la grâce, de devenir meilleur que l’être en nous qui n’aimait ou n’aimerait pas. Dieu même sait-il pourquoi ?
Ruysbroeck estime, passionnément, que l’amour pour Dieu satisfait tous les désirs autres que lui; le salut de la personne humaine y est de formule merveilleusement simple et limpide : seuls ceux dont l’âme, amoureusement, vit avec Dieu, ont chance de mourir en Lui. Mais si Dieu n’est pas, ou n’est pas Trinité d’amour, qu’est-ce qui sépare encore mourir en Lui et mourir tout court ?
Marc Wetzel
Ainsi parlait Jean de Ruysbroeck – Dits et maximes choisis et traduits du moyen-néerlandais par Marie et Jean Moncelon. Édition bilingue. Arfuyen, septembre 2022, 176 pages, 14€
Pour que l’homme puisse jouir de Dieu, trois conditions lui sont nécessaires : une paix véritable, un silence intérieur et une adhésion amoureuse (fr.34)
Si nous sommes nourris par la vie active et marchons sur la terre avec les animaux, nous respectons les commandements de Dieu. Si nous sommes nourris au-dedans par la vie intérieure, c’est comme si nous nagions avec les poissons dans les eaux de la grâce, là où nous goûtons Dieu et la multitude de ses dons. Mais si nous sommes nourris par la vie contemplative, c’est comme si nous volions avec les oiseaux au-dessus de notre entendement, dans l’air de la lumière divine (fr.68)
L’homme est, quant à l’âme, créé à partir d’un néant que Dieu n’a pris nulle part. C’est pourquoi l’homme atteint ce néant qui n’est nulle part. Il s’écoule jusqu’à se perdre soi-même en s’abîmant dans l’essence simple de Dieu comme en son propre fond et c’est ainsi qu’il meurt en Dieu. Mourir en Dieu, c’est être bienheureux, chacun selon la noblesse de son âme (fr.10)
Lorsque l’été approche et que le soleil s’élève, il fait monter l’humidité de la terre jusqu’aux branches, à travers les racines et le tronc des arbres; de là viennent les feuilles, les fleurs et les fruits. De la même manière, quand le Soleil éternel, le Christ, s’élève dans nos cœurs, il fait venir l’été dans la parure de nos vertus” (fr.18)