Laurent Fourcaut, “n’étaient messieurs les bêtes”, lu par Jean Renaud


Jean Renaud explore le livre de Laurent Fourcaut et le traitement à la fois brutal et délicieux infligé au sonnet.


 

Laurent Fourcaut, n’étaient messieurs les bêtes, Le merle moqueur, 2023, 185 p., 14 €


Laurent Fourcaut publie, ce printemps, un nouveau recueil de sonnets. Le titre : n’étaient messieurs les bêtes. Le sous-titre : sonnets désobligeants. Une postface de l’auteur explique l’un et l’autre. Prenant à rebours la phrase de Rabelais – « Si n’étaient messieurs les clercs, nous vivrions comme bêtes” –, il s’agit de “dénoncer la réduction croissante des espaces laissés aux animaux”, d’“opposer à la dignité des bêtes qui vivent de plain-pied avec le réel, la prolifération désastreuse d’une humanité qui détruit la nature et exténue la terre”. De fait, on trouve, dans le livre, nombre de déclarations nettes, lesquelles visent “l’engeance Terriens”, qui “pullule obscènement”, “les zélateurs minables / du fastidieux veau d’or”, le “profit forcené injectant ses microbes”, la “presse / qui lèche des pseudo-puissants du cul le trou”, etc.

Mais, quelque louable que soit ce “programme” (le mot est de Laurent Fourcaut), on entend déjà, notamment dans cette dernière formule, que l’intérêt du livre ne s’y réduit pas. Et on retiendra, plus que lui peut-être, le traitement – à la fois brutal et délicieux – qu’il inflige tant au sonnet (vers, strophe, rimes) que plus largement à la langue (lexique, syntaxe). Si les règles de l’un et de l’autre sont incontestablement respectées, elles n’en sont pas moins, constamment, mises à mal, par feinte maladresse, lourdeur affichée, acrobaties diverses.

On n’insistera pas sur la coupe fréquente des mots en fin de vers (“éma / sculait”, “mou / tons”, “amou / r”), laquelle n’est pas une pratique neuve, mais permet des rimes inattendues et l’avancée comme chaotique du vers et de la phrase. Et conduit parfois à des vers imprononçables (non-lisables, dirait Christian Prigent) : “sa reva / nche”.

Mais on notera, sans intention d’exhaustivité, quelques principes. Du côté de la syntaxe, d’abord, les inversions les plus inattendues. Exemples simples : “espagnole la grippe”, “vétuste un ancêtre”, “écartées les jambes”, “chtonienne la baise”. Ou constructions plus complexes, en fin de sonnet souvent, quand il s’agit de boucler l’énoncé (la phrase en même temps que le vers et la strophe) : “le corps est l’ici-là le plus éblouissant / l’incursion dans les formes si hardie du sang / parallèles se croisent quand elles sont ivres”. Du côté du bruit de la langue, ensuite, les répétitions qu’on voudrait dire “baroques” – outrées, à la fois gauches et maniérées, lourdes et précieuses, et guidées par l’humour – de phonèmes ou de syllabes : “à qui l’ennui nuit”, “de votre vie vaine”, “ce qui nous noue”, “que la queue”, “pluie le parvis pavé”, etc. Ou ces effrontés hiatus : “leur désolé épi”, “un doré éclairage”. Et ces jeux de mots carnavalesques : “vous met du ventre au coeur”, “Bian / (Voris)”, “océan // vieil”, “ les coups de sougri”, etc.

Comme on a pu l’observer dans les précédents recueils, il est fréquent que les sonnets commencent par l’observation du ciel, du temps qu’il fait, en un vers de syntaxe très simple et de métrique classique : “Il ferait presque frais ce soir dans le jardin”, “Pas grand monde au marché d’octobre sous la pluie”, “Vingt minutes encore ce sera l’angélus”, “Le ciel enfin se couvre et choit le thermomètre”, etc. Puis la syntaxe, conduite pour partie par l’exigence de la rime, sur laquelle le vers doit tomber, s’épaissit, se voue à toutes inversions. Ce qui donne à ces sonnets, au discours qu’ils sont, leur caractère singulier et savoureux – leur légèreté même, jointe à la gravité du “message” – et qu’on pourrait définir comme un mélange de prosaïsme et de joyeuses complications. Au fond, Laurent Fourcaut parle à la fois (ou successivement, selon l’avancée du poème) comme tout le monde et comme personne.

Il reste deux points à souligner. Ce livre, d’abord, comme tant de poèmes, parle du temps. Non seulement celui qu’on nomme anthropocène, non seulement celui qu’il fait (et qui n’est pas sans rapport avec le précédent), mais aussi, de façon à la fois éparse et insistante, celui de notre vie, condamnée au vieillissement. De là la présence des femmes et des filles, vers lesquelles se tend, autant qu’il peut encore, et pour parler de façon civile, le désir.

Enfin, si le livre répond, comme on a vu, à un programme qu’on peut dire politique, il enferme aussi, discrètement mais nettement, une pensée philosophique, en vérité un matérialisme. On citera cette belle formule, qu’inspire le spectacle de la mer, et où s’affirme, contradictoirement, notre condition d’hommes, qui avons une âme et qui n’en avons pas : “de toute éternité aussi bien le ressac / est-il à la fois voix et négation de l’âme”.

Jean Renaud

Laurent Fourcaut, n’étaient messieurs les bêtes, Le merle moqueur, 2023, 185 p., 14 €