Jean-François Coutureau, par ce texte, rend ici hommage au poète britannico-français Kenneth White disparu ce 11 août 2023 à Trébeurden
Les critiques formulées à son encontre, et à l’encontre de son œuvre singulière, le géopoète d’origine écossaise (ex-cosmopoète, bien venu en ces temps lunaires), Kenneth White, les connaissait bien.
Rien de plus anglo-saxon pourtant chez ce citoyen du monde installé sur les Côtes d’Armor (citoyen parce qu’attentif à l’état du monde naturel) – ce multiversel (un temps multiversitaire) – que la capacité à se moquer de soi-même, et des autres, cela va de soi, avec une dose certaine de pied de nez à l’humanité, pour clore ses pérégrinations planétaires.
Témoin le poème ultime: ‘The Great Gathering at Geographic Harbor’(1), de son ultime recueil bilingue en vers libres: Mémorial de la terre océane, paru au Mercure de France en 2019 – qui sonne comme un recueil testamentaire (« peut-être mon ‘opus poeticum ultimum’ », annonçait-il dans sa préface) – dans lequel des personnalités des communautés littéraire et scientifique du monde entier, débarquées en Alaska auprès d’un maître (spirituel) qui vit dans une grande maison bleue au bord du rivage, rivalisent de critiques (plutôt hilarantes) à l’égard d’un manuscrit – cet ouvrage même, sans nul doute, mais avec un titre anglais: The Earth-Ocean Log, un journal de bord(s) (le mot‘log’ définissant parfaitement le projet, sa possible traduction libre ‘mémorial’ faisant coïncider la fin prochaine du monde … et de l’auteur) –, que l’une d’entre elles, un certain Kenneth White, offre au chef en guise de présent précieux, avant que leurs paroles délétères ne soient balayées par un grand vent libérateur. Ce grand éclat de rire cosmique n’étonnera aucun de ceux qui connaissaient aussi l’homme Kenneth White, que l’un des critiques du poème traite de “cosmomaniac”(cosmomaniaque ou fou de cosmos). Ce poème de mise en abyme parodique se poursuit sur les onomatopées confondantes d’un glacier loquace évoquant l’avenir (2), s’achève sur les cris d’adieux d’un vol de bernaches – dernières voix de plumes que revêt le poète imprégné de poésie américaine (et orientale).
Des paroles et des voix que le géopoète (respectons sa dernière volonté) multiplie dans son recueil, composé de trois parties : Sur la Côte Armoricaine, Dans la Salle Des Cartes, Pèlerinages et Pérégrinations, comme autant d’échos à ses propres interrogations, élucubrations, pérégrinations.
Ainsi parle-t-il au travers des voix de divers grands anciens – comme à son habitude quand il ne parle pas en son propre nom –, avec lesquels il tisse son réseau de réflexions, en filtrant un “je” Pythéas, explorateur; un “je” Empédocle, philosophe présocratique; un “je” Audubon, naturaliste; un “je” Wittgenstein; un Rainer Maria Rilke juste dédié, sans pronom; un Chateaubriand voyageur cité entre guillemets; ou un Nietzsche (l’incontournable danseur chez Kenneth White) moins empathique, plus respecté, à la troisième personne, avec citations entre guillemets; et tant d’autres, insérés dans les titres, dédicaces, épigrammes, ou strophes; sans compter les personnalités aux noms fictifs réverbérant dans le poème précité, tels Ezechiel Joyce O’Leary de l’École Supérieure des Études Irlandaises de Dublin, Alec Hardliquor de l’Université de Wisconsin – sans nul doute bon buveur –, ou la charmante Catherine Carlyle, Ecossaise spécialiste des champs magnétiques,
Kenneth White déploie ainsi son intérêt pour la planète, sa géographie, sa géologie, sa généalogie, à travers les hommes qui l’ont parcourue, cartographiée, questionnée, comme lui, esprits du lieu.
Aujourd’hui encore cette parole filtrée résonne fort, en ces temps d’incertitudes globalisées qui sautent aux yeux des jeunes générations, et empêchent parfois les autres de dormir.
Kenneth White n’est peut-être pas un sage qui s’ignore, mais c’est assurément un gai penseur sur la route – dans les traces et le sillage – de l’humanité qui ne dit pas toujours son nom. Vivant, bien vivant, tour à tour pertinent et impertinent, ouvert au monde
un voyageur doté d’une mémoire
un migrateur mémorable
“(…)
retour à Cristoforo (3)
traçant une route hasardeuse
vers un territoire inconnu
au-delà des buts fixés
au-delà des noms familiers
ces notes dans le livre de bord:
« voyageant vers l’ouest
cris d’oiseaux dans la nuit
et ce matin
volant au-dessus du navire
quarante pétrels
deux albatros
une frégate
et un autre oiseau
un blanc
jamais vu auparavant »
voix dans la nuit
laboureurs de la onzième heure.(4)”
Jean-François Coutureau
Kenneth White, Mémorial de la terre océane, Mercure de France, 2019, bilingue,
traduction Marie-Claude White, 208 p, 19,80 €
On pourra écouter avec une jubilation certaine la lecture par son auteur du dit poème en français sur YouTube pour juger de la tonalité du propos: ‘Le Grand Rassemblement à Geographic Harbor’(Editions d’art FMA, 2017). À noter que l’ouvrage de Kenneth White offert au chef porte un titre différent dans cette première version: ‘La Prose du Transhumain’, ce qui réduit, voire annule, l’effet de mise en abyme produit dans ce poème ultime édité en 2019.
Natif de Glasgow, Kenneth White a dû être particulièrement conscient des conséquences de cent cinquante ans de révolution industrielle sur le réchauffement climatique, révolution initiée dans le nord de la Grande-Bretagne.
Christophe Colomb.
Extrait final du poème traduit ‘Nuit à Gênes’, pages 138-140. Nota bene: ‘labourers’, dans le texte anglais, signifie d’abord ‘travailleurs’ (Kenneth White se définissait lui aussi dans les années 80 comme un ‘horrible travailleur’), mais l’image du laboureur est évidemment bienvenue dans l’écriture cartographiée d’un monde.