Julien Coquentin, “Oreille coupée”, par Antoine Bertot


Antoine Bertot entraîne ici le lecteur de “Poesibao”, sur les traces du loup. grâce au livre du photographe Julien Coquentin.



Julien Coquentin, “Oreille coupée”, lamaindonne, 2023, 82 photographies en couleur, 42,00€.


Sujet du livre du photographe Julien Coquentin, le loup, de retour dans l’Aubrac, n’apparaît en image que dans les dernières pages. Dans un cyanotype réalisé à partir d’un piège photographique, on le voit de profil, immobile. Cette image suit un texte amusé de l’auteur qui rend compte du passage non seulement du loup mais aussi d’un renard devant le piège : « Goupil précède Ysengrin de quarante-six secondes et tous deux cheminent nécessairement sans s’ignorer ». Viennent enfin les dernières photographies : portrait d’un compagnon de marche sur les traces du loup, d’un éleveur avec ses patous en arrière-plan, d’un troupeau de moutons à la tombée de la nuit, du paysage automnal, fait d’ombres enveloppantes. L’image du loup est attendue, sans doute, mais elle arrive après le récit qui actualise le Roman de Renart et après l’ensemble des entretiens avec les bergers et membres de l’OFB (Office Français de la Biodiversité), après les recherches dans les archives départementales et les réflexions du photographe sur sa manière de photographier. Elle donne donc corps aux paroles qui se déploient tout au long de ces pages et, terminant la série des cyanotypes qui représentent les animaux de cette forêt (cerfs, sangliers, chevreuil, renard), impose comme un silence de crainte, de respect et de surprise. En ce sens, le travail de Julien Coquentin relève moins de la traque du loup – c’est une chance qu’il finisse par apparaître, et non la réussite du projet –, que de l’exploration de la parole, des craintes, des documents dont il est à l’origine. Le titre du livre, Oreille coupée, renforce cette impression puisqu’il reprend le nom attribué à une louve empoisonnée en 1897, « louve fantôme » de ce territoire. La présence actuelle du loup s’étoffe ainsi de la mémoire des vies passées avec ou contre sa présence et celle de ses ancêtres.

Julien Coquentin ne devient pas, avec ce travail, « photographe animalier » (« Mon matériel de prédilection est inapproprié à l’art délicat de la traque (focale trop courte, appareil trop bruyant) et je confesse ne pas éprouver de plaisir particulier à demeurer immobile des heures durant »). Loin de là. L’enjeu n’est pas de faire coïncider présence du photographe et présence de l’animal, la photographie servant alors de preuve à cette rencontre tant désirée : « Alors, lorsqu’en 2019 la figure du loup s’est imposée, plutôt qu’à l’affût, je songeai tout d’abord aux Archives. […] C’est à cet endroit que je croisai la foulée rompue d’Oreille coupée ». C’est là une manière, a priori paradoxale pour un photographe de délaisser la vue directe de son sujet pour, plutôt, en « déceler la trace ».

Cette dernière est de deux ordres. Elle est d’abord « trace » de destruction : destruction des troupeaux de brebis par le loup dont les récits des bergers, recueillis et retranscrits par Julien Coquentin, frappent l’imagination (« Elle était debout, sur ses quatre pattes, la panse qui pendait seulement tenue par les boyaux. […] Je ne la regardais pas. ») ; destruction du corps humain, attaqué par un loup enragé en 1851 dont le compte rendu médical de l’époque, recopié tel quel, est à glacer le sang (« Ces scènes émouvantes doivent être écartées avec soin de la vue des âmes sensibles »). Des traces donc, non photographiques, mais d’une mémoire collective autant que singulière, qui a influencé les histoires, les légendes et les contes de cette région, et influence encore la relation au loup. De fait, la réponse apportée par les autorités en 1807 et par certains éleveurs contemporains, est la même : « Il nous jauge ? Eh bien nous lui rendrons la pareille. » Des résurgences se font jour.

L’autre type de « trace » tient plus de la simple inscription à même le lieu : inscriptions éphémères et corporelles du loup, qu’il faut apprendre à lire pour ne pas y rester « aveugle » et qu’enregistre l’OFB – empreintes de pattes dans la neige, poils, crottes, urine (« Une nuit prochaine, l’animal se portera sur nos pas, aux endroits où nous nous sommes naturellement délestés sans réfléchir alors au territoire dont impunément nous nous octroyions les limites. Le loup lèvera alors la patte, souverain, et nous effacera ») ; inscriptions photographiques, lors du passage de l’animal devant le piège, « degré le plus élémentaire de la photographie », sensible seulement à la présence ; inscription sur le territoire, enfin, de l’Homme qui veut vivre avec le loup, qui en repense son occupation (« Il va restreindre les troupeaux, il oblige les bergers à revenir en pâture, il redonne du sens à notre activité »).

Oreille coupée met donc en rapport, par l’écrit et l’enquête, aussi bien l’attention de l’État, des éleveurs, prêts à réagir à l’agression par la violence ou par l’adaptation, du scientifique, de l’artiste. Les images, elles, vibrent de ces tensions irrésolues. Tout autant, la menace sourd dans les ombres des fougères ; l’agropastoralisme se perpétue dans la vue pittoresque du berger sur un muret de pierres, et se renouvelle dans la présence d’un chien des Carpathes ; la beauté des bois s’éveille dans l’arrière-plan brumeux ; les questions qu’on pensait d’un autre temps ressurgissent dans le regard sérieux de l’éleveur ; et vit, à la frontière de notre quiétude humaine, le monde sauvage, dans ce bleu des cyanotypes, « aussi profond que la nuit ».

Antoine Bertot

Julien Coquentin, Oreille coupée, lamaindonne, 2023, 82 photographies en couleur, 42,00€.

Pour un aperçu des photographies

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Extrait :

« L’épaisse liasse 4M232, où s’entremêlent comptes-rendus minutieux de battues, apostrophes de paysans indignés que la tuerie n’aille pas plus hâtivement et autres bréviaires de destruction, témoigne de notre ardeur à supprimer le loup durant les deux derniers siècles.

Nous pensions avoir accompli la tâche et je manquais probablement d’imagination, car, à la vérité, je ne soupçonnais pas que l’animal puisse s’extirper de sa légende pour revenir habiter nos terres. Toutefois, il faut se rendre à l’évidence, chaque jour le loup se disperse. Hier là-bas, aujourd’hui ici.

De la maison, je regarde la forêt, qui descend doucement jusqu’à la rivière. Au-delà, ce sont les bois du loup. Mes enfants s’agitent, fin de journée. Il y a tant de temps que la bête avait disparu, notre rapport au sauvage avec elle s’était estompée. Nous transgressons la nuit d’une simple pression sur un interrupteur, et l’obscurité, si étroitement liée à ce sauvage (il suffit de se glisser nuitamment dans les bois, pour écouter la vie, elle gratte, piétine, galope, crie, gémit, les sons s’élèvent de toutes parts, la forêt murmure lorsque nous nous endormons), a fini de nous effrayer.

Pourtant, quelque chose est en train d’advenir, quelque chose d’indéfinissable et d’invisible. Un imprévu se faufile. »