Julien Starck rend compte ici d’une réédition importante, celle d’un livre de Joël Cornuault sur le géographe poète Elisée Reclus.
Écrire à vau-l’eau
« L’eau coule, elle est libre. »
On se souviendra longtemps du printemps 2025. Comme un don de l’amitié, qui a mûri dans l’ombre, Élisée Reclus, géographe et poète, (re)paraît, « exactement trente ans » après sa première édition, à point nommé, au bon moment, comme un fait de la nature, une fleur qui dégage son parfum. Je n’ai pas connu le premier, ni les trois ou quatre autres moments de réédition, je les imagine plus poivrés ; là, on a la quintessence de la fleur qui bondit hors de son bourgeon – bien qu’il soit sans doute dans la nature de ce parfum de demeurer intact.
Il n’empêche, le sentiment de « bienvenue » de ce livre, sa fraîcheur, déterminent son impact.
Le ruisseau, objet et forme de l’opuscule, qui porte sur Histoire d’un ruisseau et, dans une moindre mesure, Histoire d’une montagne, du géographe et poète Élisée Reclus, dont sont cités de nombreux extraits, ce ruisseau qu’est le « voluminet » de Joël Cornuault, a parcouru son chemin, « ses bouffées circulaires », ses « cercles enlacés » (ces images sont de Reclus), et dans une ellipse ultime, nous fait le cadeau de sa source. La verdeur de ce livre, écrit avec des phrases claires et une impétuosité sans acrimonie, est sans pareille. Ce livre a trente ans. C’est une jeune pousse. C’est une note impeccable, de soleil, jouée en sourdine : c’est l’aube, « une rayonnante leçon de vie », tout comme l’œuvre de Reclus.
Cette note à la fois claire et lointaine, qui prend son temps, qui chemine à rebours de la nostalgie, m’avait déjà touché dans un autre livre du même auteur et du même éditeur, à propos d’une poétesse chinoise, Nostalgie de Wou Ling – rivière où je me suis baigné pour la première fois l’année dernière, soit dix ans après sa parution. Joël Cornuault est un passeur. Pas pressé, il se tient sur la rive. Il accorde d’ailleurs une attention spontanée au motif de la barque, décrite par Reclus comme enfouie sous les fleurs : « Un vieux batelet (…) est presque toujours enfoui sous les lames recourbées des glaïeuls et des iris ». Cette transsubstantiation de l’eau en fleurs (cette irisation tranquille de la perception), caractérise Élisée Reclus comme Joël Cornuault, ces êtres à l’écart, qui nous attendent.
Les livres de géographie de Reclus sont pour Cornuault des livres de sagesse, écrits par un « saint doublé d’un savant ». Mais d’un tout autre savoir que le savoir scolaire, et d’une toute autre sainteté que celle reconnue par les Églises. Ce saint doublé d’un savant est par exemple ce pêcheur, qui connaît sa rivière et la vie de ses poissons. C’est un naturaliste, au sens romantique, entier : un rêveur matériel (Bachelard) dont le savoir ondoyant épouse les formes de ses sensations plutôt que l’image des objets qu’il a en face de lui ; retrouvant pleinement les choses – collant à leur sujet – mais d’une manière infiniment suggestive, c’est-à-dire amoureuse.
Voilà qui fait sortir les crocs des scientifiques comme des poètes. « C’est l’amour qui donne la couleur aux choses ». J’ai longtemps vécu avec cette phrase de Chagall sans savoir pourquoi, car je la trouvais mièvre. Elle résistait, malgré la gêne. C’est que l’opération qu’elle recèle – la prise en compte de l’homme, de l’expérience affective de l’homme avec la nature – est un coefficient de la connaissance : l’énergie amoureuse avec laquelle le rêveur s’empare des éléments les révèle mieux, les dépeint plus complètement. Le naturaliste se met au diapason de leur mouvement, il s’imagine à leur place. Il fait, oui, de l’anthropomorphisme…
Comme Leroi-Gourhan l’a fait avec la préhistoire ; Michelet avec la Révolution, avec la mer. Il y a là une famille, la puissante famille d’écriture des grandes synthèses optimistes, les scientifiques whitmaniens, de Fabre à Faure, de Michelet à Leroi-Gourhan, dont on ne sait pas au juste si leurs traités sont écrits en phrases ou en versets. C’est l’histoire d’un style de la perception dont la monographie de Joël Cornuault sur Élisée Reclus nous offre l’abrégé (Élisée Reclus, géographe et poète, est à L’homme et la terre, livre somme de Reclus, ce qu’est le haïku à l’épopée).
C’est l’abrégé d’un style, celui des grandes utopies anarchistes. Comme Whitman, qui veut donner à aimer l’Amérique, Reclus (et son éditeur, dont Cornuault nous renseigne sur l’esprit visionnaire) veut « satisfaire la soif de connaissances du peuple ». Non pour édifier (encore que, pour former) mais pour rendre palpables, littéralement prosaïques les savoirs de la nature (en l’occurrence la géographie), en les ramenant – naturellement, presque merveilleusement, au fil de l’eau de la description de ce qui passe sous nos yeux – au niveau des pratiques de la perception : « Quelle merveilleuse leçon de vocabulaire et de géométrie donne l’espace naturel ! »
La science est d’autant plus exacte qu’elle comprend dans son développement la vie sensible du chercheur. « La poésie est inhérente au langage descriptif », écrit Cornuault, quand la description prend la forme d’un savoir vécu. La description vraie n’est pas tant spectaculaire qu’empathique. L’homme a la faculté de se mettre dans la chose qu’il regarde (« la contemplation doit devenir action »). Élisée Reclus baigne son regard dans la chose qui l’emporte dans son flux, dont il nous offre une transcription verbale. Reclus écrit parce qu’il sent que les choses parlent (« Le ruisseau proclame : « je suis exactement à la taille d’une géographie vivable et pensable par les hommes. (…) » »). Les choses de la nature sont non seulement objectivables, mais transposables – ou « transvasables », si le cours d’eau des choses est un vase communiquant. Elles peuvent être vues comme suivies, selon la lente familiarité de leurs méandres.
Le géographe poète est un terrien en aparté. (On en revient à la discrétion, à l’ombre.) Écrire la géographie en passeur c’est chuchoter la terre. Histoire d’un ruisseau c’est le portrait intime d’un élément, les Confessions de l’eau (Rousseau traverse le livre de Cornuault, tout comme Thoreau, spectres vivaces). Le « style de perception » de Reclus selon Cornuault est beaucoup plus proche de l’animisme, du panthéisme, que du naturalisme, au sens de l’opposition de l’homme à la « nature ». Il fait le portrait d’un savant écrivain français vivant comme un poète taoïste ou un moine franciscain. Il faut en référer à d’autres temps, à d’autres lieux. Il faut changer d’échelle constamment, ne pas s’en tenir à un savoir fixé, établi, pour lire le monde et participer à son écoulement. Or ce qui coule de source est nécessairement joyeux. La géographie de Reclus est un gai savoir de la terre. Voilà ce que nous dit Joël Cornuault. Le poète donne la main au géographe pour entrer dans la danse d’un réalisme entier (comme un nombre est entier : non divisible) : un savoir optimiste, lucide et compréhensif, une science de la vie matérielle comme opération enchantée.
Ce livre apparaît proclamé par la sagesse anarchique du printemps.
« Libre à chacun de renouveler au monde son amitié. »
Julien Starck
Joël Cornuault, Elisée Reclus, géographe et poète, Collection fédérop / 5- Histoire & Essai
Essai – nouvelle édition augmentée de « Élisée Reclus, géographe consommable ? », Editions Pierre Mainard, 2025, 96 p., 15€
Sur le site de l’éditeur :
Voyageur au long cours, anarchiste, pédagogue de terrain, géographe d’une envergure exceptionnelle, Élisée Reclus (1830-1905) est l’auteur internationalement réputé de la Nouvelle Géographie universelle (1876-1894). Mais sait-on qu’il fut aussi, et peut-être d’abord, promeneur de ruisseaux, piéton des montagnes, rêveur de plaines ? Sait-on que ce savant, profondément occupé de l’humain, fut un écrivain à part entière ?
C’est ce que soutient le présent essai à partir de deux œuvres qui étaient tombées dans l’oubli jusqu’à leur réédition chez Actes Sud, Histoire d’un ruisseau et Histoire d’une montagne. De cette redécouverte enthousiaste est né, non pas une biographie ou une étude académique, mais un fervent salut à l’auteur de L’Homme et la Terre (1905), donné ici dans sa quatrième édition et augmenté d’une postface inédite.
Partant de ces deux écrits laissés à l’écart, Joël Cornuault a republié et présenté d’autres textes négligés de Reclus : Élisée Reclus étonnant géographe (Fanlac, 1999) ; Élisée Reclus. Six études en géographie sensible (Isolato, 2008) et Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes et autres textes (Premières Pierres, 2002). Joël Cornuault est aussi l’auteur d’essais sur André Breton, Henry David Thoreau ou l’Éloge de Gilgamesh ; le traducteur de Kenneth Rexroth et de John Burroughs. Il anime la revue Des Pays Habitables, créée en 2020.