Jean-Pierre Le Goff, « Le Vent dans les arbres », lu par Christian Travaux


Christian Travaux écoute pour les lecteurs de Poesibao « Le Vent dans les arbres », à la suite de Jean-Pierre Le Goff.


 

Jean-Pierre Le Goff, le vent dans les arbres et autres textes, édition établie et postfacée par Sylvain Tanquerel, édition Le Cadran ligné, 2023, 406 p, 25€


On voudrait dire, parler, dire quelque chose du réel, ou des choses concrètes, qui nous entourent et nous inquiètent, et font tout notre quotidien, toujours. On ne le peut pas. On s’égare. On se trompe de mot. On cherche, on tâtonne dans la langue. Une idée entraînant une autre, on entre ainsi dans un réseau, un lacis de correspondances, d’entrecroisements, une chambre d’échos, où tout parle et où tout résonne, mais où rien ne se dit de ce qui est, ou de ce qu’on aurait pu dire, ou formuler. Le langage a pris toute la place, et mousse sur la vitre des choses. Ainsi parle Jean-Pierre Le Goff, dans ce livre, Le Vent dans les arbres, exhumé de textes écrits entre les années 70 et les années 80. Parle ? Non pas. Désespère de dire un jour. Et, pourtant, continue de dire, de dérouler ce fil du dire – comme si la langue n’était plus qu’un labyrinthe inépuisable, une jungle épaisse, où l’on va se perdre, peut-être, à tout jamais. Ou se trouver.

De la prose. Près de 60 textes de prose, et quelques textes en vers, trois ou quatre, des haïkus parfois. Mais la frontière n’est pas si nette, puisque ces textes sont, souvent, faits de phrases, de notations juxtaposées, de paragraphes égrenés tout le long du fil d’un discours, presque comme des vers, avec beaucoup de blanc autour. Plus encore, la prose réflexive, pensée, articulée comme un raisonnement scientifique (avec le lexique adéquat, spécialisé, technique, et même rare parfois – au point qu’il faut un dictionnaire pour bien des termes inconnus ou singuliers) verse, souvent, dans une poésie faite d’images, de métaphores, qui sont comme des trouées de jour, des échappées de lumière, des jets, des orages, plus exactement des essais d’élucidation de la matière même du réel bien plus forts que la raison, que la logique. La raison de l’imaginaire. La déraison du rationnel quotidien, de l’ordinaire.

Car ce que note Jean-Pierre Le Goff, ce qu’il remarque, ce qui le fait réfléchir et dériver (et tomber dans un précipice, un abîme de langue et de mots), ce sont bien les choses du réel. Non pas les choses spectaculaires, hors du commun, inhabituelles. Mais les choses les plus ordinaires, les plus insignifiantes, même les choses les plus inutiles pourrait-on dire, ou ce que Sylvain Tanquerel nomme encore, dans une postface inspirée, la matière de l’« inframince » (p. 393). Les choses du réel ont été, on le sait, le domaine de Ponge. L’inframince, l’infra-ordinaire, est plus du domaine de Perec, avec lequel Jean-Pierre Le Goff partage bien des étonnements. Il s’étonne devant le réel, considérant que là où est le banal le plus anodin, le plus futile, le plus élémentaire – dans tous les sens de ce terme –, là gît l’extraordinaire, l’étrangeté la plus inquiétante, la plus frappante.

Il le dit quand il reconnaît que « rien ne se passe (…) / Le temps stagne. » (p.67), mais que « là est l’exceptionnel » (id.). Ou, comme il le remarque plus loin, qu’écrire « c’est noter des actions et des événements sans importance » (p. 203), ce qu’il appelle lui-même encore « événements (…) hors biographie » (p. 204). C’est dire, selon lui, « l’importance du futile », où – « sans doute le sens de notre existence (…) est en jeu » (id.). Il dit comme il aime, écrivant, se « faufiler dans le dérisoire » (p. 40), être fasciné « de l’anodin » (p. 42), ou « du côté de l’éphémère » (p.10), tels les papillons dont il note les couleurs vives comme des fleurs, dans la première prose du recueil. C’est assez avouer, ici, que ce qui retient l’attention du poète du Vent dans les arbres est le rien, le très peu de choses, l’insignifiant parmi les choses, ou encore l’entre-deux des choses, le moins que choses.

Ainsi, s’il évoque des cailloux (pp. 53-54), une barque (pp. 72-73), un bol (pp. 96-104), des violettes (p. 145), et même le fil à couper le beurre (pp. 38-39 et 40-45), ou des bouteilles consignées (pp. 81-95), ce qui l’intéresse ce sont bien plutôt les choses les plus infimes, les plus ténues, les moins choses pourrait-on dire. Plus c’est pauvre, plus c’est fragile, ou même plus ça n’existe pas, plus il lui importe de l’écrire. Aussi déclare-t-il son goût pour tous « les objets douteux, incertains, déconcertants et inexplicables » (p. 48), ou ce qu’il dit « être l’impalpable, le non-visuel et même parfois le non-représentable » (p. 279). Et l’on n’est donc pas étonné de trouver, sous sa plume, des textes sur un trou (pp. 231-243), le vide (pp. 256-257), les instants d’inattention (pp. 258-278), la transparence (pp. 121-131), ou l’ombre encore (pp. 303-319), et tout ce qui s’évanouit, et passe, et fuit, comme passe le vent dans les arbres (pp. 148-172), qui donne son titre au volume, et en constitue, certainement, la partie la plus importante, la plus centrale.

Rien qui tienne, qui a forme compacte, n’est à dire, ou ne peut se dire. Tout au contraire, tout ce qui est, là, fluide, vague, flou, impalpable, incertain, est à consigner. Tout ce qui passe et ne dure pas, pour, sans doute, dire notre existence, éphémère comme les éphémères, mais aussi dire qu’on n’arrive pas, qu’on ne peut dire, qu’il y a un fossé dans la langue, entre les mots et les choses, irréductible. « Un objet ne peut pas être limité par un vocabulaire fixé une fois pour toutes », constate Jean-Pierre Le Goff (p. 17), parlant des noms des plumes de l’oie. Et, après les avoir énumérés sous forme de liste infinie, il reconnaît que les mots sont « comme (un) vêtement élimé » (id.), et qu’ils « se dissolvent » et « s’usent » (id.). Plus encore, il avoue que « dire (une chose), c’est s’en éloigner » (p. 96), en ne voulant dire qu’un bol, rien qu’un bol ou une bouteille. Il vaut mieux, alors, « ne rien dire et ainsi laisser passer ce qui (a) semblé être là » (p. 99), ou bien « tenter de dire et ainsi : peut-être falsifier ce qui était entr’aperçu » (id.).

Là est le dilemme. Là est l’abîme inconcevable, inacceptable, qui fait que les choses et les mots s’excluent les unes les autres, plus exactement se refusent, s’opposent, s’éloignent, et ne se comprennent pas. Pourquoi ? Car, dit Le Goff, « un mot définitif se verra toujours remis en cause par l’ingéniosité d’un objet » (p. 85). Autant dire que les mots, les choses, ne participent pas du même monde, pas tout à fait. Autant dire, surtout, que les choses ont une intentionnalité, une vie ou une pensée propre, qui essaie par tous les moyens possibles de s’exprimer, de se maintenir, mais aussi de se préserver, et d’échapper à notre emprise. Nous vivons dans un monde de choses. Nous ne les regardons pas, ou pas assez. Nous ne voyons pas qu’elles nous fixent, qu’elles nous épient, nous qui ne sommes que de passage, et qu’elles conservent par devers elles un noyau de sens impossible à formuler et à dire, ce que Jean-Pierre Le Goff appelle « des territoires de sens que la parole humaine ne peut recouvrir » (p. 99).

Alors, que faire, si l’on veut dire, et rendre compte de ce monde qui nous entoure, où nous vivons ? Comment dire ce qui est ici, là où nous sommes, chaque jour de notre vie, et qui seul pourra témoigner de notre existence sur cette terre, parmi les choses ? Quels moyens pour dire le réel ? L’image, seule, est celle qui, au-delà du sens, de la raison logique, pensante et scientifique, vient trouer le tissu des mots pour y faire vivre un peu les choses, les faire vibrer. Aussi Le Goff ne se prive pas de rapprochements inattendus, d’images pour le moins surprenantes (et avec quelle jubilation !), pour que passent, vivantes, sous les yeux du lecteur émerveillé, un monde de choses, et non pas simplement un ensemble de mots. Ainsi des rails qui sont des lèvres (p. 21), d’une bouteille qui est une vessie (p. 82), un cul-de-sac (p. 89), ou une cheminée (p. 82), d’un bol vu comme un estomac (p. 96), ou un coq (p. 98), une gomme un cercueil (p. 107), ou un savon (p. 108). Et le fil à couper le beurre comparable à la guillotine (p. 39).

Tout s’éclaire, à partir de là. Si toutes les choses sont rapprochables par l’image, si l’une explique l’autre, alors tout est égal à tout. « Bouteille et (…) table sont (une) même chose » (p. 95). « Les frontières (qui les séparent) ne sont pas déterminables », écrit Le Goff (p. 95). Il n’y a ici qu’illusion, ou « dissociation illusoire » (id.), puisque toutes les choses émettent « des « pensées » et (des) images » (p. 11), et parlent d’une même langue, « un langage (…) global » (p. 251), dont la parole des humains n’est rien d’autre qu’une « autre branche de ce langage » (id.). Alors, lecteur, face à ce monde qui dialogue et qui vibrionne, devant ces choses qui sont fermées sur elles-mêmes, à notre entendement, mais ouvertes, offertes, disponibles si l’on écoute ce qu’elles disent, face au réel qui nous entend, il est temps de changer de lunettes et de pensée. Quitte donc cet ego humain, trop humain, qui t’embarrasse la vue, et te rend sourd et aveugle devant le monde. Oublie ce « je » qui t’occupe tant. Efface-toi, ou réduis cette part de « je » à ce qu’on ne peut exclure. Et puis viens, dans ce monde où l’ombre est une partie de la nuit, où la violette est une goutte d’ombre étoilée, et l’arbre un navire, ses feuilles des voiles, le lance-pierres l’ancêtre de la bombe atomique, et un train un homard, peut-être. Et redécouvre la saveur de ce qui t’entoure, tous les jours.

Avec bonheur.

Christian Travaux

Jean-Pierre Le Goff, le vent dans les arbres et autres textes, édition établie et postfacée par Sylvain Tanquerel, édition Le Cadran ligné, 406 p, 25 euros.