Jean-Pierre Ferrini, “Je cherchais un pays”, lu par Jean-Claude Leroy


Jean-Claude Leroy rend compte ici pour les lecteurs de Poesibao d’un livre complexe de Jean-Pierre Ferrini, que l’auteur nomme autopographie


 

Jean-Pierre Ferrini, Je cherchais un pays, éditions Le temps qu’il fait, 326 p., 2023, 25 €.


Un récit qui s’avère autobiographique sans l’avoir d’abord voulu. Un récit par les lieux, par certains lieux ou dépaysements. Non seulement le terme autopographie – que nous propose l’auteur pour son ouvrage – est une trouvaille, mais ce qu’il recouvre tient de la découverte. Derrière lui en était l’écriture, quand Jean-Pierre Ferrini a compris que l’assemblage de larges fragments de siens textes passés allait composer un ensemble qui le définirait plus parfaitement qu’il n’aurait pu l’imaginer. Aussi ce livre (dont ce n’est ici que le premier volume, un autre suivra) regroupe-t-il des chapitres retirés à d’autres livres et des textes parus en revue, ou encore quelques morceaux inédits, pour former une image originale, un portrait de l’auteur à travers les lieux et figures dont il a su se faire, à sa façon, l’ambassadeur légitime, à moins que ce ne soit l’inverse.

Plus personnel qu’une étude, plus savant et plus entendu qu’un journal, ce mode d’écriture tient de la conversation en même temps que de la confidence éclairée. Quand le sujet en est Gustave Courbet, sur lequel Ferrini avait donc publié un Bonjour monsieur Courbet (reprenant le faux-titre d’un célèbre tableau du peintre) [Gallimard, Coll. L’un et l’autre, 2007], on se réjouit d’avoir quelques tableaux en tête, ainsi les allusions sont-elles parlantes plus qu’à moitié. Et les observations concernant ce genre d’homme, artiste bien campé dans son temps, sa réalité autant que son réalisme revendiqué, on les aborde tout en faisant la connaissance de celui qui nous en parle.

En inévitable image vedette, L’origine du monde et les divers propriétaires qui le contemplèrent, jusqu’à Lacan qui, lui comme ses prédécesseurs, bien que né d’une femme, fit installer devant le tableau torride un panneau de bois en guise de camouflage, peint en l’occurrence par André Masson à cet effet. Ferrini raconte qu’un jour de pluie, passant dans les environs de La Tour-de-Peilz – ville suisse voisine de Montreux où Courbet s’exila finalement et mourut –, il joua les curieux en allant sonner à la porte d’un château, celui que l’artiste avait reproduit et placé en capot de l’œuvre. Pour autant, ce jour-là Le château de Blonais demeura muet. « En entrouvrant la porte, écritil, j’ai aperçu un morceau de jardin, plutôt riant, enviable, avec vue sur le lac Léman. La brume et la pluie recouvraient les paysages que Courbet a peints, était condamné à peindre. »

Ou encore l’épisode plus tardif de la colonne Vendôme que le peintre révolté voulait voir, non pas détruite, mais déboulonnée et installée ailleurs que rue de la Paix (il pensait aux Invalides). En sus d’un emprisonnement de six mois déjà effectué pour participation à la Commune (dont il fut un des élus), voici Courbet rendu responsable de cet outrage et condamné à payer la casse, soit la somme de 300 000 francs, qui selon les calculs de l’auteur correspondrait à quelque chose comme un million d’euros d’aujourd’hui.
Quelque temps avant ces très historiques épisodes, en juin 1870, Courbet avait déjà blasphémé le pouvoir en refusant la légion d’honneur, arguant que « l’État n’est pas compétent en matière d’art. » Formule qui convient à Ferrini au point qu’il la verrait avec plaisir taguée sur les murs de nos diverses institutions culturelles.

Dans Je cherchais un pays, Jean-Pierre Ferrini ne retrouve pas que Courbet parmi les siens, il convoque aussi Cesare Pavese et les poètes de l’Iran, sans compter un beau texte sur la lecture, pour citer les principaux paysages qui, en creux, nous le dessinent.
Luino, la ville de Pavese, représente ici quelque chose de l’Italie ancestrale, le père de Jean-Pierre Ferrini y a vécu durant la seconde guerre mondiale, suivant ses parents forcés de quitter la France, leur pays d’adoption. Le fils s’y présente un demi-siècle plus tard, évidemment pas tout à fait par hasard. Il est venu là pour écrire sur Pavese, mais tout autant pour y respirer le passé-présent. « La première question […] concerne notre relation au pays d’où nous venons, aux paysages en général et aux paysages de notre enfance. » Dans son tourmenté Métier de vivre, il semble que, justement, Pavese apporte des réponses.

« Les souvenirs que mon père conserve de la guerre à Luino sont imprécis. Il a vu couler le sang d’un groupe de partisans fusillés contre un mur. Il a compris, en écoutant les clients de la trattoria, qu’on avait pendu par les pieds Mussolini et sa maîtresse, Clara Petracci, fin avril 1945. Il revoit des avions rasant les maisons, leur masse noire. »

Jean-Pierre Ferrini s’en va ensuite en Iran, dont il écrit que la première fois qu’il est allé, il n’y est pas allé, « parce qu’une femme portait en elle une part de ce pays. […] Parfois, nous voyageons ainsi, en découvrant une nouvelle forme de vie qui déplace notre géographie. »
Parce qu’elle est plus exotique, peut-être, cette partie sur l’Iran, ou la Perse, paraît la plus érudite, ou la plus docte, pour autant elle reste personnelle. Les saveurs comme les images y sont partagées. Les interrogations, l’histoire. Une fois arrivé à Téhéran, Ferrini s’en va dîner au restaurant de l’hôtel Naderi, parce que c’était jadis un lieu fréquenté par Sadegh Hedayat, l’auteur de ce livre extraordinairement sombre et envoûtant qu’est La chouette aveugle et dont il est rappelé au passage qu’il avait été le traducteur en persan de La métamorphose de Kafka. C’est au cimetière du père Lachaise qu’est enterré Hedayat, suicidé à Paris en 1951. Moins d’un an auparavant, à Turin, Pavese lui aussi avait précipité le destin.
Parce qu’il m’est assez familier et cher, je ne cite là qu’un nom propre parmi les dizaines de poètes, d’artistes évoqués dans ces pages riches et savantes.

Un long développement sur la lecture vient comme donner un point d’orgue à ce volume, cherchant peut-être à explorer les contours illimités de l’exercice. Borges se trouve convoqué, ou Georges Steiner, ainsi qu’un Proust apocryphe déclarant, puisqu’il est question des langues, de leur attraction et du moment où la lecture devient autre chose qu’un simple apprentissage : « Je connais mal l’anglais, mais je connais mon Ruskin. » Parce qu’un auteur a sa langue propre, plus singulière que celle qu’enseignent les grammairiens, comme chacun a son pays, qu’il a composé autant qu’il en a été le produit. Et c’est encore Proust qui compare l’acte de lire à Virgile guidant Dante jusqu’au seuil du paradis. Ferrini reprend la formule à son compte, précisant que pour lui : la lecture est « une main, une main étrangère qui nous guide, [là encore,] jusqu’au seuil du Paradis ».

Ainsi, au fil des pages, à travers les paysages et les passages étrangers qu’il rapportait, Ferrini ébauchait sans y songer vraiment son portrait intérieur, qu’il a fini par reconnaître. Du pays de Pavese à celui d’Attar ou d’Omar Khayyam, des heures de lecture confinée à l’Italie originelle, du métier de son père, peintre en bâtiment, à ce plafond du musée Courbet que lui-même, jeune homme engagé sur le chantier, repeindra pour un peu d’argent de poche, un profil apparaît, qui autrement serait resté insoupçonnable.

Parmi les courts textes qui bouclent le volume, ce confetti subtil intitulé L’éclat souriant de leurs trois visages, qui pourraient être un aperçu de la « méthode Ferrini », à base de sentiment, d’intériorisation et de « projection révélée » :

« Je les ai prises en photo ; elles ne le savaient pas, je n’avais pas d’appareil sur moi, il était en moi ; j’ai pris la photo, en moi, le cliché s’est révélé en moi ; elles me regardaient et j’ai vu dans la lumière et le vent l’éclat souriant de leurs trois visages… »

Jean-Claude Leroy

Jean-Pierre Ferrini, Je cherchais un pays, éditions Le temps qu’il fait, 326 p., 2023, 25 €.