Jean-Pierre Chambon, « La montagne lumineuse », lu par Jean-Nicolas Clamanges


Jean-Nicolas Clamanges invite à entrer dans l’univers du poète Jean-Pierre Chambon et du peintre Mad dans la chaîne de Belledonne.


 

Jean-Pierre Chambon : La montagne lumineuse, Mad : peintures. Éditions Voix d’encre, Montélimar, 2022, np., 28 €


Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres.
Gérard de Nerval


Voici deux compères artistes isérois. L’un, randonneur dans l’âme, a peint depuis sa fenêtre cinquante-trois vues de la chaine de Belledonne au fil des saisons ; l’autre, contemplateur dans l’âme, a écrit cinquante-trois poèmes à partir de ces tableaux et de sa propre expérience de la montagne. Ce qui nous offre un bien beau livre, feuilleté comme on se balade en ces régions d’en haut où le temps change vite selon l’adage, où les couleurs changent tout le temps comme le montre le peintre, où gravir change notre perception du temps selon « la promesse d’un ailleurs intemporel », comme le médite le poète grenoblois.
Le paradoxe des monts, c’est qu’ils associent une stabilité réputée multimillénaire avec une sorte de constante impermanence très sensible à qui les fréquente assez régulièrement pour s’en aviser. Non seulement les couleurs et leur infini nuancier, non seulement les cycles hâtifs des plantes d’alpages ou les rotations saisonnières d’apparitions animales, mais l’espace et les ciels d’un

paysage admirable
dont le visage immuable
se pare d’un masque chaque jour différent.

Une immuabilité qui n’est d’ailleurs qu’apparente car, aux échelles géologiques, « les pierres elles-mêmes/cherchent à toucher le ciel », tandis que « l’infatigable érosion […] abrase les cimes/et réduit la roche dure en poussière ». Si ces transformations incessantes ne sont guère perceptibles au touriste, elles sont plus familières aux montagnards, surtout à notre époque où la fonte de ce ciment des rocs qu’est la glace qu’ils recèlent aboutit, par exemple, à l’écroulement en l’an 2005 de l’emblème de l’alpinisme chamoniard que furent les Drus. « Tout semble vouloir s’élever/mais tout retombe » : telle est la loi, constate J.-P. Chambon dans une sorte de memento mori inspiré par les avalanches : « tout suit son cours descendant/tout s’en va vers sa fin/le sol même paraît se dérober sous les pas ».
Mais si la montagne recèle l’abîme en puissance, le citadin randonneur mémoriel qu’il demeure sait aussi ce qu’elle confère d’ouverture au plus vaste comme antidote rêvée à l’insupportable pesanteur, ou ce que son calme habité de discrètes présences offre d’alternative au vacarme perpétuel de la ville. Du reste, si l’œil de l’ami peintre les guette chaque jour par la fenêtre, les montagnes, elles aussi, prenons y garde : « nous regardent passer/[…] et déplacer quelques brindilles/dans notre fourmilière grouillante » ; mieux : elles s’invitent au coin des rues où nous vaquons à nos affaires ordinaires, « se déplac[a]nt avec nous/pour nous faire signe […]/dans l’intervalle entre deux façades ». – Mais signe de quoi donc ?

Il est là-haut un territoire rêvé

où se transporter en esprit
allège un instant
du poids accablant du monde

ou de l’inconvénient de devoir
vivre ici-bas.

Sans préjuger des croyances du poète et du peintre, ne se rapproche-t-on pas ici de ce que chantait au XIe siècle le grand mystique tibétain Milarepa : « Dans le désert de pierre des montagnes il existe un étrange marché : on peut y troquer le tour brillant de la vie contre une béatitude sans limites » (a) ? Certaines vues de Mad, particulièrement ses variations dans les bleus, les ocres ou les blanc-cassés suggèrent fortement ce sentiment d’un illimité recelé là de toujours, dont certaines paréidolies, par « l’esquisse d’un sourire dans un rai de lumière/le relief expressif d’un rocher »,  révéleraient fugitivement parfois « l’esprit affleurant discrètement/sous le masque de la matière ». En ces parages mentaux, une « accoutumance subliminale » écrit Chambon, fait que chaque matin des images en dormance dans l’esprit viennent se surimprimer au travail en cours, le recomposant « avec un infime décalage/sur l’image en présence ». On parlait naguères des « plis et replis infinis » de la mémoire humaine pour suggérer ce qu’on ne nommait pas encore l’inconscient (du moins en Europe car la notion est familière à la culture védique) ; il se trouve qu’au fil de leurs milliards d’années d’histoire tectonique, l’aspect des chaines de montagne révèle à l’artiste une mémoire immense « aux parois géométriques/formées de mille plis d’origamis », que la rêverie contemplative aide à déplier au fil d’une ascension spirituelle, « libérant la vue de vastes paysages/hérissés de crêtes qui se succèdent » jusqu’à ce qu’apparaisse 

l’orée de l’invisible
où prennent source les nuages
la lumière et le vent.

Or ce livre que nous feuilletons n’est-il pas lui-même composé de feuilles de papier pliées et repliées ? Si les « chuchotis d’eau », « le sifflet du vent », « l’écho d’un cri » sont ici évoqués comme « une manière de langage », n’est-ce pas que le poète éprouve le désir de le traduire pour ses semblables ? Cependant, par respect, nombre de vers devront demeurer « retenus au bord des lèvres » pour ne pas suivre leur invite convenue au pittoresque, quand l’élémentaire et les bêtes s’avèrent spontanément capables de tout autre chose, et du meilleur : par exemple, lorsque le vent compose « d’un assemblage de brindilles/un logogramme stupéfiant », ou que « plus loin des pattes d’oiseaux/ont rabâché les lettres dansantes/d’un message ineffable ». À propos d’autres vivants, Tomas Tranströmer l’avait ainsi conçu :

L’indomptable n’a pas de mots.
Ses pages blanches s’étalent dans tous les sens !
Je tombe sur les traces de pattes d’un cerf dans la neige.
Pas des mots mais un langage. (b)
                                   
Cependant les brindilles se disperseront par un autre coup de vent, la neige recouvrira le message inscrit sur la neige, le cerf sera tué… tandis que les montagnes persisteront – il est vrai – à faire signe, puisque « avec leurs courbes/leurs zigzags//les lignes de crête/tracent des arabesques//immédiatement identifiables/d’une signature//que la terre appose chaque jour/au bas de la page du ciel. »
Reste à en inventer le dire à l’usage des êtres, pour autant que subsiste encore, selon ce qui s’annonce du pire, quelque esprit doué de langage pour à l’avenir s’en soucier ! En tout état de cause, Jean-Pierre Chambon qui publie depuis 1981 et dont La Montagne lumineuse est l’opus 27, persiste et signe à son tour dans une sorte de défi au néant, puisque « bientôt, admet-t-il fermement, tout sera oublié/des rêves d’écriture ». – Des rêves qui cherchent à tâtons, dans la mémoire des tours de la langue, ceux qui sauraient le mieux « refléter […]/le sentiment de l’espace », et pourraient « donner voix à ce qui « de la pierre/de l’arbre et du torrent/voudrait accéder à la parole ». On ne peut qu’inviter à l’accompagner avec son compère Mad, en leur exigeante aventure mentale au pays d’En-Haut.

(a) Milarépa, Les cent mille chants. Œuvres complètes, trad. Marie-José Lamothe, Fayard, 2006.
(b) T. Tranströmer, « En mars – 79 » in La Place sauvage (Baltiques, trad. Jacques Outin, Poésie/Gallimard, 2004).

Jean-Nicolas Clamanges

Jean-Pierre Chambon : La montagne lumineuse, Mad : peintures. Éditions Voix d’encre, Montélimar, 2022, np., 28 €

Choix de poèmes

Qui a vécu sa jeunesse avec
chaque jour sous les yeux

les mêmes montagnes
bornant son horizon

pourra se sentir secrètement
et sentimentalement lié

à ces extensions
ces éminences

comme à d’infimes
excroissances

*

Au premier plan des bois mauves
soulignent l’ondulation des collines

au-delà au bord des parois dénudées
des névés glissent leurs langues bleues
dans l’interstice entre des roches jaunes

au ciel scintille un poudroiement d’or
mais l’ombre d’un nuage en dissipe l’éclat

puis comme né de la pure contemplation
un souffle de vent flatte l’échine des montagnes
et en modifie momentanément la couleur

*

Ces montagnes fidèles que la lumière
en cet instant nimbe de halos de nacre
sous un ciel vibratile

le regard en arpente les reliefs
en quête une fois encore d’un point d’appui

mais une fois encore il s’égare
et dérive entre la dentelure des cimes

en ces lieux qui demeureront
à jamais comme la promesse
d’un ailleurs intemporel