Marc Wetzel s’interroge ici, pour Poesibao, grâce aux poèmes de James Sacré, pour savoir si les animaux sont avec nous.
James Sacré, « Des animaux sont avec toi depuis toujours », peintures de Guy Calamusa, Æncrages & Co, 2023 40 pages, 2eme trimestre 2023, 18 €
James Sacré, on le sait, est né (en 1939), et a grandi, dans une ferme vendéenne : il connaît de près, depuis l’enfance (et par l’enfance !) les animaux domestiques (animaux de compagnie ou animaux d’élevage) et sauvages (même si l’adjectif convient peu à cette plutôt paisible campagne : lièvres, renards, mulots et sangliers y sont « sauvages » plus par leur lieu, leur « liberté » écartée du reste, que par leur conduite fière ou cruelle). Le titre de ce petit recueil est donc, exactement, comme un constat sobre et exact, qu’il se murmure (oui, « des animaux sont avec toi, depuis toujours« ), et depuis lequel son chant poétique s’élève et s’interroge ici. Mais ce n’est pourtant ni un fermier, ni un vétérinaire (!), ni même un ancien enfant qui vient nous parler ici, c’est un poète – chacun le sait, un des plus actifs, estimés et singuliers de notre littérature – écrivant ici une expérience (de longue concomitance, de troublante proximité, et d’une étonnante « valeur ajoutée » …) avec la présence animale, réelle ou rêvée, ou les deux (comme l’est sa confrontation – selon le principe du livre d’artiste – avec le petit bestiaire à la fois fictif et concret que lui propose Guy Calamusa).
Le titre de la première partie « S’ils t’accompagnent, vraiment ? », dit bien la chose et son problème : des animaux auraient beau être « avec » un homme « depuis toujours », jamais nous ne saurons si cet « avec » a le même sens et la même valeur pour eux. Il n’y a de réciprocité concevable qu’entre consciences égales, et même quand nous sommes avec un animal dans une parfaite et évidente complicité, rien n’assure qu’il le « vit » de même, puisque « vivre » une expérience est chose humaine, comme une rencontre formulable, datable, plus ou moins légitime, anodine ou inavouable etc. – éléments qui sont sans contrepartie animale (l’animal nous devine, jauge, menace ou amadoue , mais ne peut d’aucune façon apprécier nos motifs ni les comparer aux siens !). Mais, justement, James Sacré est le contraire d’un fabuliste : il ne prête en rien aux animaux pouvoirs de convaincre, expliquer ni militer etc., justement parce qu’il est purement poète, et que lui-même ne prétend ni argumenter (comme un philosophe), ni interpréter (comme un psychologue), ni même codifier ou « déconstruire » (comme un sociologue), mais seulement, avec sa parole artisanale, familière, délibérément bancale, et comme savamment hésitante, nous donner un peu de sa voix propre, et, à cette occasion, traverser les voix animales qui l’ont, à leur manière, entourée, enveloppée, encadrée – sinon inspirée, délimitée, et peut-être en un sens permise
On ne sait donc pas en quel sens, ou, jusqu’à quel point, les animaux sont avec nous (« avec », ce mot si commun et souple, est l’étrange contraction de « apud hoc », – auprès de ça, en latin – ce qui indique bien à la fois la connivence d’une proximité et l’étrangeté d’un « cela », de la présence d’autre chose), mais on devine la profondeur de l’intuition de James Sacré : oui, nous fait-il comprendre, des animaux ont été, sont et seront avec nous, hors de nous comme en nous, ils sont comme un secret de toujours qu’ils ignorent eux-mêmes à jamais. Ils l’ignorent, parce que leur voix inarticulée ne peut se saisir d’elle-même (les animaux, au contraire de nous, n’ont pas d’inconscient, car ils n’ont pas de parole dans laquelle leurs pensées pourraient aller se cacher d’eux); mais la poésie est la seule part de la parole humaine qui assume de l’ignorer aussi ! Oui, la poésie est bêtement fidèle et fidèlement « bête », par sa naïve prétention (les poèmes sont animaux parce qu’ils ignorent qu’ils vont mourir !), mais aussi par sa vaillante humilité (les poèmes sont animaux parce qu’ils se fichent bien de la rentabilité de leur propre présence), et même par son incertitude intellectuelle, son flou culturel (les poèmes sont animaux parce qu’ils n’ont pas plus qu’eux de convictions ou d’idées, mais sont pourtant éminemment capables – comme les bêtes avec nous, et seulement avec nous ! – de faire bouger nos rêves ou nos hypothèses).
Ainsi, l’aventure de ce petit texte est belle et forte. Des animaux sont avec nous, depuis toujours, oui, comme exactement sont avec nous, avec la même essentielle, implacable et radieuse inséparabilité, nos enfances, nos morts et nos poètes, et la parole inarticulée des animaux est ici le porte-voix parfait, et l’analogue intime et insaisissable, respectivement, du baragouin des tout-petits, du silence des ancêtres, et de la gaucherie supérieure des poètes. Le singulier génie de James Sacré, avec son art de la confidence interrogative, de la sorte de rêverie signée (au sens des gestes de la langue sourde-muette), et d’une sensibilité qui ne joue l’impersonnalité que pour se faire d’autant plus hospitalière et nous laisser la place même de comprendre qu’il nous y formule, s’éclaire peut-être un peu ainsi, et continue, quoi qu’il en soit, à nous éclairer (et ravir) beaucoup !
Marc Wetzel
James Sacré, « Des animaux sont avec toi depuis toujours », peintures de Guy Calamusa, Æncrages & Co, 2023 40 pages, 2eme trimestre 2023, 18 €
« Quelle compagnie sont-ils quand tu les regardes
Sans dessiner ni rien écrire
Et que des gestes te viennent
À cause de leur présence ?
Si des sentiments sont partagés ? Ou seulement si
C’est affaire de bien-être et de confortable silence ? » (p.9)
« Parler des animaux si c’est pas
Seulement parler ? Parler
Comme on parle tout seul
Ni à soi ni aux autres
Qui ça les autres ? on entend
Quel goret gueulant parce que papa
N’a pas su l’assommer,
Quelle chatte griffante après l’amour ?
Quelle rumination lente
Pour écrire et remâcher un poème ?
On n’entend rien, parler
Dessine des formes de mots » (p.10-11)
« On peut mettre dans un dessin
Les animaux debout, leur donner
L’œil et le museau qu’on veut
Mais plutôt qui vient
De l’animal qu’on a
Au fond du cœur ou du ventre
On regarde :
On n’y comprend rien; malaise
Mais quand même on est bien » (p.13)
« Derrière les mots d’un poème
(Bruits de ratés et sens en charpie)
Quel âne ou quel singe veillent
En menaçant de tout effacer
Ou s’ils sont museaux de silence
Pour ne rien affirmer ? » (p.16-17)
« Le rêve comprend quoi
Par ce regard humain figé dans sa mort
Et la continuité d’un geste animal
Dans sa forme d’apostrophe muette
Comme il est dit sous l’image ? » (p.28)
« Soudain le genou qui tremble
Une douleur qui fait gémir.
Toute une imprévue machinerie de son corps
Lui échappe et c’est comme
Un animal qui le regarde ou qui s’enfuit
Le voilà disparu.
Le poème non plus
N’aura rien dit » (p.29-30)