Olivier Barbarant, « Séculaires », lu par Gérard Cartier


Gérard Cartier parcourt ici pour les lecteurs de Poesibao ce véritable « bûcher de l’espérance » qu’est le livre d’Olivier Barbarant, « Séculaires »



Olivier Barbarant, Séculaires, Gallimard, 2022, 136 p., 13,50€


Le bûcher de l’espérance

Certains recueils valent par leur travail sur la langue, qu’ils brusquent ou réinventent ; d’autres pour l’univers qu’ils déploient ou la rencontre humaine qu’ils permettent. Séculaires est de ceux-ci.  C’est un Janus. Revisitant sa vie, Olivier Barbarant mêle à la parole intime la voix grinçante de l’époque. En cela, il s’inscrit dans le sillage d’une tradition glorieuse, mais un peu délaissée : depuis ces géants qui s’égalaient à leur siècle, Aragon, Neruda, dont l’ombre colore discrètement certaines pages, le monde a bien changé. Mais s’il acte l’échec des utopies collectives (ce qu’il dit dès l’exergue, citant Jan Patočka : « Peut-être l’expérience la plus terrible du non-sens est-elle celle qu’offre un regard sur l’échec des régimes partiels du sensé… »), s’il note que « Il a fallu depuis l’enfance replier les drapeaux », il ne se satisfait pour autant du sort fait aux hommes d’aujourd’hui.

Une première partie, de caractère intime, fait alterner évocations, réflexions et scènes du passé – ainsi d’une belle adresse à une femme (sa mère ? son épouse ?), fragile et blessée, qui va dans le bouillonnement d’avril en cachant ses poignets de verre : « tandis que nous passons naissent les apparences ». Barbarant note qu’au contraire des photos la mémoire ne retient « que ce qui a été profondément vécu ». À hanter son passé, on court le risque de n’habiter que des ruines et, revenant à soi, de ne pas se reconnaître (« …il est injuste d’avoir la tête de Voltaire quand on se prenait pour Rousseau… »), sentiment universel, non moins troublant pour autant, qui appelle ici l’image du masque, aragonienne s’il en fut : « Je maintiens maladroitement sur ma face / un masque d’adulte qui glisse. » C’est une poésie qu’on ne peut pas dire lyrique. S’il ne refuse pas l’émotion (elle peut même être une règle de vie : « devenir volcan / souffrance ou plaisir / […] cri ou couteau mais que / la vie / déborde »), l’auteur se méfie de ce qu’il nomme « l’écœurant sirop de la belle âme ». Ses poèmes sont d’ailleurs fortement ancrés dans le réel, ce qui suscite parfois chez le vieux lecteur un frisson de connivence amusé – « le fameux couteau électrique pour le gigot dominical » signe une époque.

Son écriture est à l’unisson, d’une allure plutôt discursive, ce qui lui permet d’aborder des registres très divers. Ainsi, inattendues, les pages cratylistes qui concluent cette partie. D’un goût pongien, évoquant « l’horrible « crétacé » et son allure de baleine », elles resuscitent la craie champenoise de l’enfance et celle du tableau noir de l’école primaire, qui ne sont la même matière que pour ceux qui s’en tiennent au mot :

…la craie du champ, c’est de la chair. La craie de l’école, c’était de la mort. Un talc funèbre, un fard de fin. Mais c’est avec cet ossuaire crissant qu’on peut tracer des partitions, où le mort restitué dans sa plénitude sonore peut quelquefois retrouver le chemin de la vie, du désir, en réinventant dans un souffle la fruitition du langage. »

La seconde partie s’ouvre sur un vers éloquent : « Il n’a plus de paille dans l’étable espérance ». Ces pages séculaires, parfois ouvertement politiques, arrachent le siècle à « l’intime mémoire » où il s’est inscrit, en particulier dans une longue Complainte à la charnière des temps où, à la façon des sondages faits de loin en loin dans un massif géologique, Barbarant restitue quarante ans au moyen d’autant de courts poèmes, de 1981, date de l’élection de François Mitterrand (« Ce fut sans doute notre année folle / Des roses partout… ») jusqu’à 2020, l’année du coronavirus (« J’apprends malgré moi la durée »). En voici deux exemples, qui illustrent les deux versants du livre :

2005

On dit adieu à la Semeuse
Sur les pièces de monnaie

Mais à l’automne soudain je pense
Qu’elle ressemble à s’y méprendre

À une lanceuse de pavés
Comme on en voit dans les banlieues

2010

Dans la foule d’amis de parents les arbres les escaliers les tombes
Je ne revois plus que mon cadet les yeux perdus et à la main
La rose pour le cercueil
Deux fois plus haute que lui

(Qu’attend la plume ici de moi
Les dates rondes sont les pires)

Il ne reste rien à redire
D’une année deux fois étranglée

Cet ensemble est suivi de plusieurs grands poèmes, dont je retiens l’Élégie pour Allende (souvenir de l’Élégie à Pablo Neruda, écrite elle aussi dans des circonstances dramatiques), inspirée par le dernier discours du président du Chili, rêvant un printemps à venir (et comment ne pas s’en étonner : « peindre un tel bonheur quand on a tout perdu »), et par sa dernière photo, où l’on voit Allende s’avancer vers la mort, casqué et armé, tragédie dont Barbarant dit qu’il fit pleurer ses parents et qui, cinquante ans après, fait encore irrépressiblement venir des larmes :

… et depuis lors la honte d’être comme à côté de l’Histoire
Télémaque naissant aux temps de la défaite
Porteur de deuil dès ses premiers pas.

Sage dans sa forme, sans brutalité envers le vers ni « secousse de la syntaxe », seulement troublée par quelques inversions aragoniennes (« Saluer le soleil pour d’autres qui revient »), l’écriture d’Olivier Barbarant semble soucieuse avant tout de clarté et de rythme. Ses vers sont souvent tentés par les formes réglées. On y entend un écho de l’ancien chant français, avec une prédominance des mesures paires, ce qui donne quelques vers mémorables, tel celui-ci, qui frappe par sa justesse et, découpé sur un patron occulte qui réjouirait Alain Lance (« J’ai longtemps habité sous de vastes portiques »), vit durablement dans l’oreille : « J’ai très tôt vu les femmes occupées aux reliques ».

Gérard Cartier

Olivier Barbarant, Séculaires, Gallimard, 2022, 136 p., 13,50€