Jacques Lèbre, “À bientôt”, lu par Jean-Claude Leroy


Jean-Claude Leroy explore pour Poesibao le livre de Jacques Lèbre, “A bientôt”, journal sans date des années 2003 à 2013.



Jacques Lèbre, À bientôt, éditions Isolato, 2022 128 p., 18 €.

Dans la marge des poèmes réside volontiers le lecteur ordinaire, méditatif, et s’il veut bien partager cet espace qui est un jardin jusque dans ses allées, ses recoins, alors voici, par exemple, ce livre de Jacques Lèbre, À bientôt. Un titre qui sonne comme un rendez-vous assuré, sans doute avec les morts, notamment ceux qui ont écrit et attrapé par là même cette main qui est la vôtre, avant de partir.

Dans Le poète sous l’escalier paru l’an dernier Jacques Lèbre nous entraînait dans le cheminement des idées rencontrées au cours de ses lectures. L’une mène à l’autre, les ponts, les passerelles ne demandent qu’à exister, les analogies comme les affinités se révèlent d’un livre à l’autre. Lecteurs, nous jouissons de cette compagnie inlassable, à disposition, le temps d’ouvrir à la bonne page, de reconnaître les mots, le sens, l’amitié qu’on y a déjà trouvée.

« Le propre du poème, c’est de dépasser son auteur… » [p.53]

Aujourd’hui, c’est un journal que l’auteur met sous nos yeux. Sans date autre que l’année comme repère (de 2003 à 2013), un présent s’imprime ainsi à l’indicatif. Toute notation y est personnelle, quasi privée, on y sent une proximité avec le paysage ou avec les poètes familiers. Plus qu’à marcher à côté sans rien ajouter, se retrouver dans l’intimité de Jacques Lèbre. Dans la réelle confiance qu’il instaure, sorte de trêve ou de possible réparation.

En sa compagnie la ville même a des allures bucoliques, en cela qu’elle n’encombre pas, que le murmure secret de l’homme y bat son plein comme en plein vent. Journal d’un homme pensif, nourri de songes et de lectures, auxquels se mêlent des souvenirs marquants, par exemple un épisode datant de l’enfance : un père accueillant comme un fils un jeune cycliste allemand venu s’emboutir dans la portière de sa voiture qu’il avait ouverte sans vérifier le reflet du rétroviseur.

Mais bien sûr, c’est dans les livres écrits que Jacques Lèbre puise principalement l’écho de son propre corps, et si l’on ne sait que dire, on saisit dans les mots de l’autre la légitimation de son propre geste. Lichtenberg, Celan, Handke (mais aussi Armel Guerne et Georges Perros, parmi bien d’autres) sont là pour appuyer le désarroi ou l’audace existentielle. Car enfin, être là, au monde, tout simplement, quelle outrecuidance, déjà !

« ‘‘Les premières pensées sont droites comme des routes de plaines, les suivantes sont étroites et tortueuses.’’ Je ne sais plus, dans le rêve de cette nuit, si je lisais ou j’entendais ses phrases. » [p.109]

Le temps d’une cigarette fumée au balcon est celui de l’observation qui s’imprime en soi, un moment de retrait qui sera celui d’un croquis jeté dans la mémoire, ou bientôt sur le papier. Une démarche trop lourde ou trop légère aperçue plus bas devient aisément, par le biais de l’imagination, l’élément d’un défilé sauvage : « Ainsi je vois passer toute une faune : sauterelles, antilopes, gazelles, hippopotames… » [p.112]

Nature, oiseaux, ciel, nuages sont adjuvants essentiel de ce livre, hormis les mots des poètes. Lisant ces fragments on imagine Jacques Lèbre éminemment solitaire et silencieux, dans une écoute sans doute rêveuse, mais aussi attentionnée, des êtres qu’il côtoie. Après coup, il note ses impressions. Au sortir d’un repas avec des poètes (il en connaît de vivants), il relève la propension de chacun d’eux à émettre des jugements sur les grands aînés (Perse, Char, en l’occurrence). Se pourrait-il que ces « sensibles » d’aujourd’hui soient si égocentrés ?

C’est dans un retrait permanent qu’évolue l’auteur de À bientôt, un exil en toute présence, l’exil d’un homme blessé qui ne va pas sans se frotter encore au bruit du temps, mais que sa vulnérabilité a rendu prudent. Ou est-ce pudeur (mais il écrit !) ou agonie ?

« J’ai remarqué que j’accélérai l’allure lorsque j’étais angoissé à l’idée de m’être trompé de chemin. » [p.63]

Jean-Claude Leroy

Jacques Lèbre, À bientôt, éditions Isolato, 128 p., 18 €.