Olivier Penot-Lacassagne a proposé à Poesibao la republication d’un article de TXT, à titre d’hommage à Jean-Pierre Verheggen, récemment disparu.
Poesibao est heureuse de pouvoir remettre en avant cet article d’Olivier Penot-Lacassagne, à titre d’hommage à Jean-Pierre Verheggen, disparu ce 8 novembre 2023. Il a été publié initialement dans la revue TXT que nous remercions.
L’ancestrale cache
(Hommage à Jean-Pierre Verheggen)1
« […] crânement, produire de la pensée contemporaine un peu vivace »
I
Une écriture pour la bouche
où la pensée se fait
« par piétinement d’os, de membres et de syllabes… »2,
abouchée à la réalité.
II
La langue « bande », écrit Jacques Derrida3.
« Ça jouit », enchérit Roland Barthes4.
« Ça ouït », leur rétorque Jean-Pierre Verheggen, poète belge de Gembloux, bourgade de la province de Namur connue pour son beffroi, son ancienne abbaye bénédictine, sa tour Sarrasine et sa statue du moine Sigebert.
III
« S’il était possible d’imaginer une esthétique du plaisir textuel, il faudrait y inclure l’écriture à haute voix », précise le deuxième.
« Cette écriture vocale (qui n’est pas du tout la parole), on ne la pratique pas, mais c’est sans doute elle que recommandait Artaud et que demande Sollers », ajoute-t-il par goût de la nuance et des filiations.
Foutre non, lui répond le Gembloutois, Sollers, qui conduit Barthes vers Artaud, n’y entend rien.
Pourtant, s’inquiète le chœur des Barthésien.n.e.s, ne peut-on pas dire que cette écriture vocale, dont on parle « comme si elle existait », est portée par « le grain de la voix, qui est un mixte érotique de timbre et de langage » ?
Ne peut-on dire encore qu’elle n’est pas « phonologique, mais phonétique » ?
Que son objectif n’est plus « la clarté des messages, le théâtre des émotions », mais la recherche des « incidents pulsionnels », « un langage tapissé de peau », « toute une stéréophonie de la chair profonde » ?
Bref, qu’on y cherche, « dans une perspective de jouissance », « l’articulation du corps, de la langue, non celle du sens, du langage »5 ?
Certes, certes, s’agace discrètement le Wallon (Ça, c’est du recuit ! C’est quand le réel court, désespérément, au cul du symbolique !). Mais dans sa matérialité et sa sensualité mêmes, cette écriture granuleuse, râpeuse, coupante, caressante ou grésillante qui vous excite les méninges n’ouït pas.
Ni précocement, ni péniblement.
V
Nulle trace notable, dans les livres sérieux, de cette « moulinette satirique »6 écornant les manières de dire et moquant par ensauvagement du verbe telle ou telle vérité. Le performeur Verheggen est connu pour ses saillies facétieuses, ses prouesses verbales.
« Calembour ! », s’exclame-t-on en riant.
« Violangue », répond-il en faisant le zigotto qui charrie qui rimaille cacate et cacaille.
Langue faisandée de poète défroqué,
naguère d’avant-garde, aujourd’hui d’appartenance indéterminée…
Retrempée et fulgurante
comme la foudre et le foutre homonymique.
VI
Donné en terres francophones, Artaud Rimbur n’est autre, dit-on souvent au sud de Gembloux, qu’une brillante démonstration poétique « sur Artaud », comme en faisait naguère…
Et de nommer les lettristes, infra et ultra, les vocalisateurs néo-ceci et post-cela, les gouailleurs sonores, les ventriloques avérés.
Et de convoquer aussi métèques et wallons, nés après cette grande fête du son, et qui ne cessent depuis lors de souffler du clairon.
De ça, on en a vu des cliques et des cliques !
Cris désarticulés à la mode théâtrale du gescriculé. Hoquets bouffons.
Et pourtant, tout ce qui, dans notre langue, nous contrefait et nous exhibe, ne doit-il pas être exhumé, vocifèrent les muses de Gembloux (dont la population, au 1er décembre 2019, était de 26 170 habitants – 12 957 hommes et 13 213 femmes).
La poésie (avec un grand P) censure le corps.
Pas d’organes dedans et pas d’peau dehors !
Mais le corps existe ; il bouge, il bout, il bite.
VII
Le saviez-vous ? la chanteuse Jo Lemaire est aussi de Gembloux, où elle est née le 5 janvier 1956. A-t-elle eu connaissance de cette loi du 2 juillet 1964 (elle avait 9 ans à peine) qui fusionna sa ville avec les communes d’Ernage, Grand-Manil, Lonzée et Sauvenière ? A-t-elle su qu’à cette entité territoriale ont été ajoutés, en 1977,
Beuzet,
Bossière,
Bothey,
Corroy-le-Château,
Grand-Leez,
Isnes et Mazy ?
Quoi qu’il en soit, le corps d’Artaud est depuis toujours cette énigme à laquelle se heurte la critique. Le sens vacille devant cette injonction emportant ses derniers textes loin de l’entendement commun.
VIII
Au corps impropre et au corps-acte
qui occupent les gros bavards du loghorrat,
Verheggen oppose l’inouï du corps du dedans.
Car exhiber son corps en soi – son corps du dehors ! – ce n’est rien !
C’est exposer son corps du dedans, le pire !
Le pire et l’infamant !
Car c’est un charnier, le corps, quand on le retourne comme un gant !
C’est une boucherie !
IX
Recherche du juste appui,
le corps mêlé
au milieu de
dedans dehors
dans les plis d’un monde ouï
touché
vu
perçu
senti.
X
Le « corps sans organes » —
dernière nomination mastiquée,
dernier ajustement avant qu’Artaud ne disparaisse.
On dira de ce « corps-acte », « irreprésentable, moléculaire et dansant », de ce « corps pluriel et inconcevable (dans tous les sens du terme) », qu’il « peut sans doute nous aider à appréhender ce qui se dessine dans les écritures modernes et, plus largement, dans les imaginaires contemporains, d’une nouvelle défiguration : celle d’un corps impropre, post-identitaire, pas nécessairement structuré par le symbolisme phallique […] – un corps multiple et poreux, ni ouvert ni fermé, inachevé »7.
On ajoutera même
– aimable trouvaille –
que « contre la schizophrénie et ses machines corporelles Artaud joue la xylophénie verbale et ses glossolalies : une écriture qui déploie l’espace plastique d’une tension, d’un discorps, entre le son, la lettre, le dessin. »8
Ah ! Bravo mes salauds ! Bravo !
XI
C’est vrai, fortiches en bons mots, les salauds…
Glossopopo, glossopipisse de Poïesis,
l’habile savoir s’étale avec bonne volonté,
il déconstruit sans désapprendre,
défait pour mieux lire,
hésite, s’étonne, s’affecte,
mais il ne sait
rentrer en nous par le trou lippu
de la bouche,
se décomposer
et refaire
au râle près !
le trajet de la langue depuis le fond des tréfonds,
sourd
au verbe d’encaqué, pompé, et puriné,
depuis ce puits perdu
– ou artésien et tu ! –
de not’ ancestrale cache !
XI
L’ancestrale cache
Coordonnées : 50° 33’ nord, 4° 41’ est
Superficie : 95,86 km2
Le charabieur Artaud, quand il n’[eut] plus qu’son os pour s’exprimer, l’atteignit parfois.
Non pas un avant-goût d’on ne sait quoi,
conduisant vers quelque au-delà ou faisant écho à un en-deçà,
entre le son et le concept,
entre le discours et le cri,
déjà plus ceci et pas encore cela,
mais un tréfonds
où
peut-être
commencer
à prendre langue,
faire monde.
XII
Le « silence poli »9 de Paule Thévenin, qui reçut l’ouvrage, laissa le poète navré. Celle qui prêtait une oreille interne attentive aux manuscrits d’Artaud qu’elle transcrivait assidûment n’entendit rien à ce charabia.
L’Artaud Mon-Mien de Verheggen n’amusa guère en dépit des trouvailles et des drôleries qu’on lui concédait.
Et même à Gembloux,
dont la superficie totale, comprenant outre les terrains à bâtir, les terres agricoles, les bois, les bosquets et autres surfaces inertes, donne une densité de population de 273 habitants par km²,
on en vint à rire jaune.
Son manifeste ouïssant,
en français abouti aussi bien qu’en français abâtardi,
dérangeait trop bruyamment le bel ordonnancement des discours savants et les manières convenues de les tenir.
Il n’y avait pas de lieu
pour ce chant qui recomposait espaces et temps.
D’où qu’on vienne,
où qu’on aille
et quoi qu’on fasse,
on l’a dans l’os !
conclut Verheggen dans une langue improbable,
matachée de oualongadoudoux.
Olivier Penot-Lacassagne
Notes
1. Les énoncés en italique, librement agencés, sont de Jean-Pierre Verheggen, Artaud Rimbur, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2001. Ce texte a été publié dans le n° 35, décembre 2022, de la revue TXT.
2. Antonin Artaud, Œuvres complètes, XXIII, Cahiers du retour à Paris (août-septembre 1946), Paris, Gallimard, 1987.
3. Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée,1974, p. 187.
4. Roland Barthes, Le Plaisir du texte, in Œuvres complètes, IV (1972-1976), Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 260.
5. Ibid, p. 260-261, pour les citations qui précèdent.
6. La formule est de Christian Prigent, « Carnaval de l’Histoire », La Langue et ses montres, Paris, POL, 2014, p. 115.
7. Évelyne Grossman, « L’homme acteur », in Europe, n° 873-874 (« Antonin Artaud »), janvier-février 2002, p. 12.
8. Ibid., p. 9.
9. Jean-Pierre Verheggen, « Artaud, le grand nègre », in Les Temps Modernes, n° 687-688 (« L’énigme Artaud »), janvier-avril 2016, p. 18.