Gérard Bocholier, “Vers le visage”, lu par Jean-Nicolas Clamanges


Jean-Nicolas Clamanges ouvre ici pour les lecteurs “Vers le visage”, où le poème se pratique comme un acte de foi.



Gérard Bocholier, Vers le visage, éditions Le silence qui roule, Beaugency, 2022, 107 p., 15 €


Gérard Bocholier pratique le poème comme un acte de foi. Une foi en l’amour divin avant lui chanté en son mystère par de grands poètes mystiques comme Rûmî, Dante, Jean de la Croix, Angelus Silésius, et dans notre langue, par une lignée poétique illustrée au XVIe siècle par les protestants Du Bartas ou Sponde, ainsi que par une tradition catholique qui irait de Chassignet et Claude Hopil à Paul Claudel, en passant par Patrice de la Tour du Pin et Jean Grosjean. C’est sur une épigraphe tirée de l’œuvre de ce dernier que s’ouvre d’ailleurs ce recueil, sur le thème du Visage éternel paraissant dans l’approche de la mort.
Le livre se développe en trois sections : « Veilles », « Une échancrure », « Le Visage », selon une progression de l’attente jusqu’à la Révélation au fil des signes annonciateurs pressentis dans la manifestation. Un pressentir, chez Bocholier, qui paraît aussi l’aboutissement d’une attente de retrouvailles pour jamais avec une aimée disparue, « Celle qui n’est plus », mais qui « l’entoure sur la photo », laquelle peut-être l’attend dans une auberge où, autour d’une table immense, l’accueillent par un soir de tempête « tous les morts chéris ».
Retrouvailles espérées tout autant avec une enfance qu’on pourrait dire enfin pacifiée par le métier de vivre en poésie dans la foi en l’advenir du meilleur. Une enfance qui est « un écheveau […]/Tout emmêlé », une plaie mal refermée aussi, que rouvre un « rien », qui fut aussi un refuge de parfums près d’un vieux mur ensoleillé, ou « sous les frênes/Quand les ombelles saturaient l’air », avec l’espoir, dans l’approche du mourir, de retrouvailles sur la rive « où l’enfant d’autrefois me fait signe ».
Il est au fond question d’un acquiescement fondamental longtemps différé avant d’être finalement accordé : « le oui/Que tu attendais », la deuxième personne du singulier laissant ouverte, tout au long du recueil, une certaine indécidabilité du visage de l’interlocuteur selon les contextes évoqués. Ce peut être l’enfant, peut-être la mère ou l’épouse – ou le poète encore ? – À moins qu’ils ne soient inclus ou transcendés dans la vision quasi mystique du dernier poème :

Il voit le Visage
Face à lui
Qui vit et grandit

Il entend
« Enfin te voici ! 
Tu as tant tardé
À me revenir ! »

Selon l’évangéliste, quiconque accède à ce face à face après la mort aura oublié Espérance et Foi car seule demeurera Charité, où s’abolissent toutes nos distinctions. Mais ici-bas, c’est autre chose, car jamais Moïse n’y vit la face de Dieu, seulement un buisson ardent accompagné d’une « voix de fin silence ». Que le silence soit l’alpha et l’oméga de toute mystique authentique, sinon de toute poésie, c’est ce qu’on sait aussi.
À son tour Bocholier s’avoue en quête « du vrai silence », et le cherche selon son métier, qui est de labourer vers à vers : « Un sillon/Puis un autre/Par la plume ou le coutre », selon l’étymologie latine que nous rappelle Littré : « versus, vers, proprement ligne, rangée, sillon, de versus, tourné ». L’amateur de Virgile s’y trouve d’ailleurs chez lui : champs, éteules, semences, ronces arrachées, oiseaux picoreurs, « andains bien alignés », ceps de vignes, sarments, vignobles, et autres charrettes grinçantes, etc. Est-on là dans une poésie néo-bucolique ? Un peu sans doute, mais pas seulement puisque le poème est dit « psaume » et qu’une des sources de son inspiration s’avère plutôt néo-biblique comme en ces vers : « Ainsi ta grâce/Sur notre humus » ; cela non sans quelque sourire du reste : « L’éternité reste à boire/Comme un vin doux », ni quelques réminiscences joueuses de la pompe hugolienne : « Ils voient les blés trembler dans l’or/La vigne s’alourdir de grappes ».
C’est là seulement l’un des fils tressés dans la « trame » universelle de ce qui survient, dite aussi « tapisserie de brume » où toute l’affaire est de repérer le jeu de quelques signes entraperçus dans une vie obstinée « À construire/À Reconstruire » patiemment, pour énoncer authentiquement ce qui fut dérobé à « la brèche », au « soupirail », à « l’embrasure », puisque parfois :

Dans la lucarne
Le poème

Sa toile soulevée
D’une haleine

Le ciel tout à coup
S’engouffre

Comme on sait, Bocholier est l’auteur de deux essais sur l’auteur de La Lucarne ovale (a). Mais c’est aussi un côté Jaccottet qu’illustrent certaines réussites dans la saisie du furtif, comme retenu par ses franges « au moindre émoi des rideaux » avant qu’il ne s’échappe au vent comme « ces vapeurs/Arrachées par lambeaux/ À la haie et au tertre », en lesquelles il s’agit de

Saisir
Rêvait le poète
Cet au-delà de la Présence

Un peu du sillage
De l’Ange
En visite

Par où la quête de Bocholier rejoindrait celle de toute une lignée remontant à Rilke :

Il y a dans la poésie, pas nécessairement chez les grands poètes, pourvu que le ton soit juste, des moments qui sont comme le bruit du torrent ou le rire d’Aglaé, des ouvertures ou des entrebâillements sur un espace autre, qui ne serait pas un autre monde, mais notre monde compris autrement. Ce qui rejoint la méditation de Musil sur ce qu’il appelle l’autre état, « der andere Zustand », qu’il rapproche plutôt de l’état mystique, mais qui est aussi un état poétique : un état dans lequel notre perception du monde est modifiée. Modifiée, naturellement, dans un sens qui le rend plus habitable. C’est aussi ce que Rilke appelle « l’Ouvert », où les poètes, les anges, les bêtes aussi à leur manière, circulent sans difficulté, et plus nettement encore les œuvres musicales, nous conduisent plus ou moins près de ce seuil. (b)

Jean-Nicolas Clamanges

(a) G. Bocholier, Pierre Reverdy le phare obscur, Champ vallon, 1984 ; Les chemins tournants de Pierre Reverdy, tituli, 2016.
(b) Extrait d’un entretien de Philippe Jaccottet avec Monique Pétillon, paru dans le Monde des Livres, le 15 juillet 1994. Aglaé est un personnage de L’Idiot de Dostoïevski.


Choix de poèmes

Ne disparaîtront
Que les cendres

Ce feu en nous
Ressemble à l’aube

Rose effeuillée
Sur tes parvis

*

Tout est rythme

La rivière battant le lavoir
Des remous dans un nid de saules

Mes psaumes tissés
Autour du mystère

Cherchant le pouls infini

*

Il s’acharne à bâtir
Sur l’infime et le frêle

Les tourmentes bientôt
Noieront son ouvrage

Le temps de dire adieu
On ne distingue plus l’image
Qu’il peignait sans relâche
À la poursuite du jour