Francis Wolff, « La vie a-t-elle une valeur ? », lu par Marc Wetzel, [III/4, Notes de lecture]


Marc Wetzel explore ce livre de Francis Wolff qui tourne autour de la question de la valeur de la vie.


Il faut lire ce petit essai, non seulement parce qu’il est très intelligent (Francis Wolff est notre meilleur philosophe, dit André Comte-Sponville), mais parce qu’il est utilement intempestif, agréablement éclairant, et qu’il pose la question essentielle de notre temps : la rationalité techno-industrielle qui a ravagé la Nature peut-elle pourtant – mieux en tout cas que l’élégante et médiatisée « défense du vivant » – redresser l’effarante situation de nos équilibres planétaires ? Et la réponse provocatrice du rationaliste et humaniste Wolff est : oui. Oui, car la raison dialogique des hommes est la seule gardienne possible des valeurs, et l’humanité la seule espèce écologue. « Ce n’est donc pas la vie qui a une valeur absolue, c’est chaque vie humaine » (p.122).

Et cette conviction tient en trois « Non », nets et décisifs, adressés aux zélés (et d’ailleurs remarquables) défenseurs du « vivant » (Baptiste Morizot, Vinciane Despret, Emanuele Coccia …) :
1) La nature de la vie (de l’existence organique en général) est-elle telle que tous les vivants puissent mériter la même considération morale ? Non.
2) Le maintien de l’idée de Nature (et notre nécessaire défense d’elle, plutôt que le « respect du vivant ») nous conduit-il fâcheusement à nous croire hors d’elle, et maltraiter les êtres naturels en conséquence ? Non.
3) Devons-nous rompre avec l’impérialisme rationnel de la pensée techno-scientifique pour garder chance de restaurer habitabilité et vivabilité de la Planète ? Non.
C’est sa conviction : on ne sauvegardera pas la vie planétaire sans :
1) privilégier la considération morale propre aux êtres humains (le fait qu’eux seuls peuvent se reconnaître égale dignité et se faire devoir de mutuellement la garantir : il n’y a pas de possible respect entre animaux même quand ils coopèrent, ni d’autonome dignité d’eux, même quand ils trouvent bon de s’apprécier ou de s’individualiser à loisir)
2) conserver l’idée (Gréco-Renaissante) de Nature (c’est à dire de dynamisme global et spontané, ayant en lui le ressort de ses changements, et devant lui la tache de son évolution comme il garde en lui la marque d’elle)
3) maintenir l’exigence de rationalité dialogique – le « logos » grec – (c’est-à-dire la faculté qu’ont les êtres humains de se représenter les uns aux autres les relations mêmes qu’ils saisissent et conduisent dans le monde, et de relier ces représentations en un discours partagé et justifiable).

Sur l’impérialisme théorique actuel de la notion de vie, ou de « vivant », Francis Wolff rappelle trois choses : d’abord que l’existence vivante soit, en elle-même, porteuse d’évaluation (et même d’interprétation, disait Nietzsche, de lecture active de ses ressources et obstacles) ne fait pourtant pas de la vie une valeur en soi. Ensuite qu’on ignore encore si c’est la vie qui fait les êtres vivants, ou si ce sont plutôt seulement les vivants qui, ensemble, à eux seuls, et à mesure, sont et font la vie. Enfin que la « vie » ne résiste (toujours localement et transitoirement, même si ce n’est peut-être pas accidentellement) au désordre et à l’entropie croissante qu’en faisant dépendre les vivants les uns des autres, c’est-à-dire en requérant et obtenant d’eux d’inséparablement se faire et se défaire.

Pour dire les choses encore plus franchement, si le mystère de la vie (car il y en a un, bien sûr : tout être vivant sait obtenir, de la matière même qui le constitue, un type d’existence – métabolique, reproductive, compartimentée, auto-renouvelée – que la matière inerte, à elle seule, ne peut mettre en œuvre) ne fait cependant pas d’elle une valeur absolue, c’est d’abord parce qu’une bonne valeur ne doit pas être mystérieuse (la valeur guide l’action – que le mystère paralyse –, et éclaire ce qui importe – que le mystère brouille !), et, réciproquement que (pour l’athée en tout cas, ou déjà pour toute réflexion commune et laïque) le mystère est sans valeur (et c’est justement parce qu’il est un fait qu’il n’est pas une valeur !) car n’est jamais assez claire la force de lui qui nous anime, ni assez sûre notre chance de nous y procurer satisfaction  .

C’est pourquoi les thèses exposées par l’auteur – qu’on lira de près, avec profit et gratitude – sont nettes et pertinentes, même si elles dérangent notre usuel confort animaliste, anti-spéciste et wokiste (le victimisme de la souffrance animale suit aussitôt de leur statut de « patients moraux ») : la lutte pour la vie est toujours une lutte contre d’autres vivants ; une communauté morale ne peut s’organiser qu’autour des trois finalités ou horizons de la vertu, du devoir et du bonheur, qui n’ont pas de sens animal (une vertu suppose que des jugements puissent contrôler des sentiments, un devoir qu’on puisse librement imposer à la conduite la loi qu’on se représente telle, le bonheur qu’on estime le parcours même de notre vie non disqualifié par ce qui lui advient : tout cela suppose le discours rationnel, qui nous permet d’agir sur nos propres pensées, et de penser l’action sur soi qu’est la conduite d’autrui); il n’y a pas d’éthique unique de la vie animale, mais des éthiques appropriées à leurs statuts d’espèces de compagnie, domestiques ou sauvages : une indifférenciée égalité des vivants ruinerait toute prédation, et devrait abolir d’abord l’espèce maxi-prédatrice et super-invasive que forment les êtres humains ; la biodiversité – visible ou invisible – n’a elle-même pas de valeur intrinsèque (justement parce que la vie est mystérieuse, et ne sait probablement pas plus que nous où elle veut en venir, comment elle a intérêt à se diversifier, ni pourquoi ses brutales érosions passées l’ont sauvée, et, en tout cas, nous ont permis !), mais seulement valeurs affective, patrimoniale, esthétique ou utilitaire ; nous n’avons à nous soucier des équilibres écologiques que parce que (et pour que) ils garantissent la meilleure vie humaine à long terme, et le principe de justice doit seul guider l’éthique environnementale (« si seules comptent les vies humaines, ce sont celles qui sont le plus exposées qui comptent le plus », p.117) etc.

Même si cette très nette remise à part de l’humanité au sein de la vie terrestre peut choquer, il faut concéder à l’auteur que seule la vertu d’humanité peut comprendre et sauvegarder la nature même ; pas de piété écologique, en effet, sans les trois dispositions essentielles présentes dans l’esprit d’humanité : l’obligeance ou gratitude (qui sait ce que le meilleur de nous doit à celui d’autrui; ainsi seule l’espèce humaine sait, non seulement ce que le milieu naturel lui offre, mais ce qu’elle lui doit) ; la prévenance ou délicatesse (qui anticipe sur les besoins d’un autre, et favorise préventivement le sens de soi ou l’intégrité de cet autre) ; l’entre-compréhension nuançante et nuancée enfin (qui admet que l’adversaire a ses raisons, et concède que notre raison a ses adversaires). Ainsi, c’est bien « nous les humains », et jamais seulement « nous, les vivants », qui fait l’exclusif ressort de tout soin planétaire (on ne peut être au chevet que de ce dont on comprend le mal). « Dire le vivant, c’est trop dire, s’il faut avant tout veiller aux humains. Dire le vivant, c’est trop peu dire, s’il faut avant tout veiller aux humains à venir » (p.145), car il n’y a que pour et par l’espèce humaine que les non-encore nés comptent déjà, et que ce qui n’est plus peut n’avoir pas encore cessé de compter.  

Cet éclatant petit livre est enfin l’occasion, pour tous, de réfléchir, avec l’auteur, à la notion même, si complexe et ambiguë, de valeur, de grandeur appréciable et justifiée. Celle-ci conjugue, en effet, la force d’un guidage (un pouvoir d’orienter notre activité), la pertinence d’un enjeu mesurable (ce qui importe « compte », et ce qui compte « importe ») et le mérite d’un effort (c’est ce qui « vaut la peine », et non pas seulement ce qui fait plaisir, qui règle le valable). Pas de valeur neutre, certes, ni isolée, ni gratuite (même si le contenu de la vérité ne dépend évidemment pas du désir qu’on en a, la valeur de la vérité dépend pourtant de notre désir même de vérité, dit Comte-Sponville) mais une valeur est toujours l’idée et l’exigence d’une ressource psycho-culturelle réelle (efficace face au difficile, stablement disponible, d’une influente fécondité) – bref : même si l’on voulait attacher la valeur à la vie nue, pré-raisonnable et pré-verbale, il faudrait que cette « vie » se montre d’abord valide : forte, seulement si appropriée ; satisfaisante, seulement si travaillée ; partagée, seulement si reconnue ! Et restera, de toute façon, à toute vie humaine à « libérer le désir du néant qui le hante en l’ouvrant au réel qui le porte » (Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p.347) – notre désir même d’écologie, grâce à Francis Wolff, y effectuant ainsi son propre, brillant et salutaire examen de conscience.

Marc Wetzel

Francis Wolff, La vie a-t-elle une valeur ?, Philosophie magazine éditeur, 192 pages, janvier 2025, 18€