Jean-Nicolas Clamanges entraine ici le lecteur de Poesibao dans ce “Catalogue d’un exilé”, livre du jeune poète guinéen Falmarès (Flammarion)
Falmarès, Catalogue d’un exilé. Flammarion (préface de Nimrod), 2023, 261 p., 21,50 €
« Chaque homme porte en lui la forme de l’humaine condition. »
Montaigne, Essais III, 9.
« L’étranger, c’est celui dont j’ai besoin pour changer en échangeant, tout en restant moi-même. À partir du moment où on dit ça […], on s’aperçoit que la notion d’étranger perd son sens d’extranéité absolue. »
Édouard Glissant, L’Entretien du monde (avec François Noudelmann), P.U. Vincennes, 2018, p. 17.
Exilé(e)s pour des raisons politiques, tel est le destin de bien des poètes depuis Ovide jusqu’à Mandelstam – aujourd’hui, parmi tant, l’iranienne Mahtab Ghorbani. Mais l’exil forcé, c’est aussi la sinistre histoire de l’esclavagisme, puis des modernes déportations de masse, qui se compte en millions. Actuellement, ce sont des créateurs, savants, techniciens, étudiants des deux sexes qui se noient quasi quotidiennement en Manche, Atlantique ou Méditerranée depuis Libye, Tunisie, Maroc et Normandie, avec leurs frères et sœurs d’émigration obligée, puisque tel est l’enjeu : ou bien s’exiler à tous risques et à tout prix, ou bien mourir par la faim ou la violence des armes sur une terre devenue intenable, en dépit de ses immenses ressources matérielles et culturelles.
Partir
Pour certains poètes, l’exil définit leur vocation. « À moi l’exil, ma patrie », écrit Falmarès dans un poème dédié à sa sœur. En 2016, à l’âge de quinze ans, il décide de quitter sa Guinée natale (c’était sous Alpha Condé, renversé en 2021), après la mort de sa mère tuée par un mal foudroyant. Il traverse le Mali puis l’Algérie par le désert, avant d’être interné dans un camp libyen. Après quoi il passe la Méditerranée avec 170 personnes dans un Zodiac, sans gilet de sauvetage (il ne sait pas nager). Recueilli, il demeure quelques temps en Italie, un pays dont il n’a pas appris la langue ; en proie à des insomnies tenaces, il se met à écrire des poèmes en français qui l’aident à passer le cap. En 2017, pris en charge dans la région de Vannes, il intègre un parcours scolaire, lisant énormément en bibliothèques (plusieurs poèmes du livre en sont datés) : « Je suis, écrit-il, une bibliothèque publique/Où germe le poème des continents ». En 2018, il rencontre les époux Mandart qui apprécient ses poèmes et les publient dans leur petite maison d’édition ; survient ensuite Joseph Ponthus, auteur culte de À la ligne. Feuillets d’usine (ce livre lui est dédié et un poème entier évoque ce « grand-frère en lyre »), qui le prend sous son aile et s’emploie à le faire connaître. Au printemps 2021, année où il est invité par le festival « Étonnants voyageurs », il est menacé d’expulsion par une « Obligation de quitter le territoire français » (OQTF) sous prétexte qu’il aurait triché sur son âge pour entrer en France (la validité de sa carte d’identité consulaire n’étant pas admise par l’autorité). Il est à cette époque inscrit en bac pro’ et travaille en alternance pour une société de transport nantaise. La mobilisation qui en résulte contraint la préfecture à lui accorder le délai nécessaire pour prouver son bon droit. – Aujourd’hui, le Parlement français a voté un « projet de loi pour contrôler l’immigration » qui, en dépit d’un récent toilettage constitutionnel, aggravera les difficultés de milliers de personnes, dont bon nombre d’intellectuels et d’artistes, vivant et travaillant dans notre pays ou aspirant à le faire.
« Réfugié poétique »
Catalogue d’un exilé se donne pour l’œuvre d’un griot à vocation universelle : « Poète je suis, /La littérature est ma patrie /La poésie ma langue nationale ». Le mot « migrant » ne lui convient pas, au motif que si vivre l’exil c’est affronter la perte, c’est aussi expérimenter rencontres et ouvertures tous azimuts, d’où cette anti-définition : « Je ne suis pas Migrant /Je ne suis pas exilé /Je ne suis pas homme de couleur /Je suis un enfant de tous les pays./[…] Je ne suis pas migrant /Pas étranger /Pas même apatride //Ni diaspora /Ni expatrié /Ni réfugié /Ni même immigré […]/Je suis un homme libre /Le monde est mon pays /La terre est ma demeure. » Ironiquement, ce poème s’intitule « Carte d’identité » ; non moins provocateur celui-ci, intitulé « Poète sans papiers » : « Je suis un poète aventurier /Habitant nulle part //Je crois… /Je suis né pour explorer le monde /À travers la force des vers /Et le silence de l’oiseau rhapsode ». Pour autant, même avec logis provisoire, demeure au quotidien l’isolement : « Seul dans ma chambre trop nette – Ô exil, quel nom ! », face à quoi la mémoire de l’enfance est tenace, autant que nourricière. Le souvenir d’une grand-mère extraordinaire qui savait tout faire et ne perdait jamais son calme illumine de nombreux poèmes ; celui de la mère disparue hante également le recueil par prière, élégie, éloge, jusqu’à l’identification au pays natal : « Mère Syli jamais morte /O mère vivace en grande lyre », tandis qu’une suite de quatre poèmes est dédiée au père, soucieux de sa formation intellectuelle et de l’apprentissage de la « langue de Molière ». Plus profonde encore quand le poète remonte en ses racines, la certitude d’une vocation innée, dans une suite intitulée « Le réfugié poétique » :
Descendant de griot depuis plusieurs générations
Je suis fils héritier des songes et des chants
Et des danses immémoriaux […].
À Charleville, à 14 ans, un surdoué local s’annonçait à la postérité sous le signe d’Apollon : Tu Vates eris. C’est au pays de Dante et de Zanzotto, qu’au terme d’un épuisant périple, se découvrira poète un adolescent africain en exil : « Quand je suis arrivé dans la vallée de Bolzano /L’aède en moi était encore méconnu ». Un aède qui déplore aujourd’hui l’état où il a laissé son pays : « ni tes griots ni même tes dieux ne croient en toi […]/Ô ma patrie en grand désordre » ; et le poème intitulé « Ode à mon pays » développe en litanies un appel au réveil de sa terre natale, à laquelle son beau nom antique en soussou : « Rivières du Sud », devrait rappeler qu’elle est malheureusement devenue aujourd’hui « comme une terre en exil » – elle aussi ! Comme l’écrivait le tchadien Nimrod en 1989 : « Le pays est une longue Passion sans répit ».
Des vers qui sonnent
Falmarès se sent « descendant premier de Césaire et Senghor ». La préface fouillée de Nimrod leur joint Saint-John Perse (lequel inspira Senghor pour la prosodie). Si l’auteur de Catalogue d’un exilé n’a jamais l’hermétisme allégorique de celui d’Exil, la dette est claire à l’égard de ses ascendants revendiqués. Indignatio facit versus, l’indignation dicte l’inspiration, écrivait Juvénal : c’est le côté Césaire de Falmarès, comme on le vérifiera dans les extraits donnés plus bas. Le côté Senghor, c’est toute une lyrique de l’amour qui transparaît par exemple quand le poète chante la femme noire, sinon telles amies de France. Quant à l’allure musicale de l’ensemble, qui apprécie la kora souscrira à ce qu’écrit son préfacier : « Le Catalogue d’un exilé agrège des boucles rythmiques propres à [cet] instrument phare de la musique mandingue. » J’ajouterai que ces poèmes manient avec une grande efficacité l’anaphore, les parallélismes et l’art du refrain, dont la puissante pulsation appelle leur récitation à haute voix (un poème est d’ailleurs conçu en répons). Voilà des vers faits pour être clamés, sinon chantés dans l’espace public : voilà enfin une langue qui sonne ! Outre ses maîtres aèdes et musiciens (« Je suis une vieille musique du beau printemps /Je suis une kora au Jardin des Plantes », note-t-il avec humour), Falmarès a dévoré toute la lyre disponible dans les bibliothèques françaises, dont l’éblouissement de Rimbaud. Néanmoins, quand celui-ci abandonnait à sa façon irrémédiable « l’Europe aux anciens parapets » – et la poésie avec elle, Falmarès maintient en clôturant son livre que si « l’exil est une promesse en enfer », la poésie demeure son « centre de gravité » : une zone d’équilibre par gros temps, en somme.
– Comme le nid de l’alcyon peut-être ? « […] Les abismes d’enfer estoyent au ciel poussez, / La mer s’enfloit de monts, et le monde d’orages : //Quand je vy qu’un oyseau délaissant nos rivages/S’envole au beau milieu de ces flots courroucez, /Y pose de son nid les festus ramassez /Et rappaise soudain ses escumeuses rages. » (Jean de Sponde). Cependant l’accalmie n’a qu’un temps : dans le mythe comme en tout l’inconstance est la loi. Au reste, est-on poète par état ou par intermittences ? C’est une question qui, pour n’être pas jeune, n’a rien perdu de son tranchant.
Jean-Nicolas Clamanges
Falmarès, Catalogue d’un exilé. Flammarion (préface de Nimrod), 2023, 261 p., 21,50 €
EXTRAITS
VOYAGE INFERNAL
Ami, dans ce voyage,
Ce n’est pas le départ qui tue
Ni le désert infernal
Ni le soleil ni les ravisseurs
Ni même la solitude des êtres chers
Ami, dans ce voyage je dis,
Ce n’est pas les djihadistes qui tuent
Ni les terroristes noirs
Ni les passants ni les passeurs
Ni même les forces spéciales
Ami, dans ce voyage,
Ce n’est pas la Méditerranée qui tue
Ni les viols à deux balles
Ni les faux capitaines de Zodiac
Ni même les gifles
Ami, dans ce voyage je dis,
Ce n’est ni la faim
Ni la soif qui tue
Ni les insultes
Ni le mépris du quotidien
Ami, dans ce voyage je dis,
Ni le manque
Ni même le voyage infernal
Ni les garde-côtes
Ni même les coups de Kalach
Ami, dans ce voyage
C’est le rêve d’un monde imaginaire qui tue.
*
LE RÉFUGIÉ POÉTIQUE
(De la Libye)
Ô nuit obscure nuit libyenne
Nuit tiraillée aux quatre coins de la prison
Où sifflent
Les balles en accent tonique
Nuit musicienne à la machette rapide
À la machette d’un corps à couper
Nuit de cris d’hommes, de femmes et d’enfants
Nuits de cris en clameur obscure
Ou des armes semi-automatiques
Matraquent et tuent mes frères noirs
Ô nuit libyenne !
Nuit ténébreuse à l’assaut de mon peuple
Et de mes frères nègres vendus en esclaves
Parmi les étoiles de mes nuits
Parmi les merveilles de mes nuits
Les balles et l’agonie
Oh que le jour se lève enfin derrière peines et douleurs
Ô mots ne se suicident point.
*
SIGA (Poème écrit en soussou)
Héee ! Itan bohi noun koré haadi ;
Ginè tofagni haadi,
Siga !
Sigatèmouï barafa, siga !
Inahanemou
Inahanemou ibèmbé ha bohima dhé
Inahanemou dhé
Akolon ibembé barihi efahabé nè
Héee ! Itan bohi noun koré haadi
Siga könö inaha mènou iha bandima dhé.
VA ! (traduction par l’auteur)
O toi fils de la terre et des cieux
Fils de la mère en merveille
Voici venir l’heure de partir
Et n’oublie point
N’oublie point la terre de tes ancêtres
N’oublie point
Sache qu’ici repose la cendre de tes aïeuls
O toi fils de la terre et des cieux
Fils de la mère en merveille
Et n’oublie point ta maison.
Nantes, 18 mars 2022