Eugénie Favre, “Suites Tuoni”, lu par Auxeméry

Auxeméry permet ici au lecteur de Poesibao, en traversant ces “Suites Tuoni” de découvrir une voix singulière, celle d’Eugénie Favre



Eugénie Favre, “Suites Tuoni”, Flammarion, 2023, 128 p., 17€


Parole d’outre-soi.

Une voix singulière se reconnaît non seulement à la maîtrise des différentes octaves qu’elle est apte à énoncer, mais aussi, et c’est peut-être encore plus déterminant du point de vue sensible, au fait que les tonalités & les registres dont elle use ne subissent aucune perte d’intensité lors de leurs manifestations. Elle embarque, dirions-nous : l’espace sur lequel elle se déploie devient notre espace, et le lieu de résonance en nous se multiplie de lui-même, dès lors que nous avons reconnu précisément cette singularité.

Eugénie Favre nous avait offert avec Ana-Viola* un ouvrage dont la partition faisait intervenir plusieurs sources, sous lesquelles nous décelions cette voix cependant unique – nous entendions parler ses avatars, manifestations d’une même énigme de soi sous plusieurs désignations, des noms de spectres, de créatures sismographiques chargées de vérifier les angles d’émission dans la chambre d’échos. On avait pu se sentir décontenancé par cette sorte de prolifération, d’entrecroisement des timbres de la voix selon des azimuts qui apparaissaient comme hautement déchiffrables, mais dont la clé ne nous était pas donnée. Il fallait donc consentir à s’abandonner au charme brut de la dramaturgie ainsi instaurée – affaire de constance dans l’attention, de lâcher prise paradoxal : on ne sait pas où l’on va, mais on se livre, on suit le fil, âpre parfois, à multiples plis & replis, et on parie pour un orient d’où une lumière nous adviendra.

Démarche tout autre dans les Suites Tuoni. On n’est plus sur la scène d’un théâtre où des échos s’interrogent, se répondent, organisent leur concert énigmatique. Les Suites Tuoni optent pour une stratégie de développement, et non plus d’échos en répons. Il s’agit d’un seul poème assurément, du déploiement d’une seule parole, un poème dont les éléments – disons éléments, pour parties, ou composantes visant à l’unité de ton malgré une apparente dispersion formelle – sont simplement numérotés, comme s’il s’agissait de nous inviter à suivre un parcours rationnellement agencé de façon à ne pas nous égarer : le fil ici est de droite ligne, on ne voit pas se présenter d’échappées hypothétiques, ni d’obscurs chemins de traverse, à sonder. Or nous doutons encore, embarqués oui, & guidés, que nous sommes : rien de commun, dans la forme comme dans, apparemment, du moins en première approche, le propos, entre 1 & 2, & ainsi de suite. La forme varie, la forme prolifère selon des modes qui s’inventent, et le propos par conséquent semble ainsi se disperser. Illusion, cependant. L’ensemble tient d’une parfaite cohérence.
Une des deux épigraphes du volume nous éclairera. C’est Kafka qui parle. Où situer la frontière entre folie et non-folie ? Il semblerait toute la stratégie de ces Suites Tuoni de tenter d’échapper à une façon d’inéluctable – suivre une ligne d’intervention, et en même temps s’abstraire de toute contamination qui voudrait que s’impose un seul accès à une vérité, et surtout, d’autre part, ne pas s’installer dans l’immobilité du mendiant qui reste au seuil, et donc varier les fenêtres d’approche – la page, généralement, suffit à inscrire ce qui doit être dit. De fait, éviter de courir le risque de ne pas, de dérailler, mais affronter, refuser de sombrer là où le risque est pire encore, de pourrir dans l’attente d’un possible rien. Danger, précisément, de la droite ligne, tout autant que de la démission.
Il y a là une urgence évidente à explorer les pistes diverses où la voix se trouvera, s’entendra énoncer des vérités, & qui seront véritablement les siennes. C’est ce qu’il faut voir et entendre d’abord dans ce poème fragmenté, qui élabore à son rythme ses variations – une affaire de langage à inventer. Une langue personnelle à faire advenir, de façon à instaurer un sens, lequel n’apparaîtra pas immédiatement, mais dont chaque étape dans le développement, chaque page inscrite, chaque élément (je conserve le mot) concourra à l’établissement de ce sens ultime, dans une structure dont l’ensemble ne saurait souffrir de faille, de manquement – flancher serait une faute, à l’évidence.
Le poème se construit de ces variations calibrées. Élémentaire en effet, cette page ; cette autre aussi. Le poème avance ainsi, de résolution en résolution, explorant les successives opportunités de dévoilement de telle et telle partie du paysage (on va voir pourquoi je dis « paysage »). C’est d’abord

Une première image, un pixel de sel, un poumon d’eau
battant dans les cavernes mentales, avec quoi
traverser tous les octobres
d’une vie.
(…)
pour enfin parvenir
… à toute la boîte d’album

suivante tissant
un bras, une jambe, un buste
un visage biographique.
(11ème élément)

On aura compris que c’est là sans aucun doute affaire de langue à formuler selon une optique qui dépasse la simple biographie de qui écrit cela, mais vise à une universalité qui soit compréhensible hors de référence à la seule présence – dans le dedans du poème en train de se construire – de qui rédige ces suites.
Ces images dans la caverne sont les jalons dans le processus de l’exploration. Un cinéma, oui. Un mouvement des images.
D’autre part, on notera que ce sont des corps qui peuplent le paysage serti de vivants (13), des êtres de chair ardente – & même

la fabrique de fantômes,
des êtres aimés
puis haïs puis entassés dans
un vaisseau amiral qui dérive au rythme
d’un laus angelica
(13).

Parmi ces êtres selon le fil, je vois passer, en Isidore/Maldoror, par exemple, en 15, ou encore Vosotros roi de Timée et Madame Ève d’Autun (57), fantômes gras et lubriques. Ou le peuple antique du désert :

l’embrasement du monde commence mon ami
et je me sens comme Garamantes
glacée le jour brûlante la nuit

la passion tordue en tous sens éperdument
en tous sens
(46)

Le poème est le lieu même de cette dérive et de cet incendie qui inverse les sensations – affaire de sur-vie. Pas de simple résilience, non, mais de recherche d’un dépassement de soi, dans la réconciliation d’affects contradictoires.
Je vois donc aussi des lieux qui creusent la surface des choses et des trains qui transportent loin et vite : le trou Tempiette/le puits de Jacob/ou le Patco Speedline (12), de ces choses qu’il faut patrouiller pour voir venir le monde à soi ; je vois également un de ces êtres dont l’identité fait problème, Helmut Gregor en villégiature à Bertioga (38) : c’est le spectre du sinistre docteur Mengele – le monde réel en effet. Nous sommes donc assez éloignés d’une autofiction où qui écrit voudrait conjurer ses seules obsessions, mais dans un plan d’exploration qui engage toute la réalité du monde humain. Celle qui dit « je » ici parle de nous tous, et pour nous tous.
Piste première, dont l’élément 1 nous propose la teneur : la beauté du monde est/partout, beauté à quérir en relation avec le corps même de la femme (ici, adolescente , i.e. au seuil de l’existence plénière), en relation par conséquent, par nécessité conséquent, la réalité du sexe et de la mort – c’est ce que dit le poème – c’est-à-dire avec l’essentiel de la condition humaine.
La suite immédiate du 1 parcourt en effet cette piste : pièges des superstitions vs. affirmation du désir (3), affrontement avec les monstres, les animaux & les substances qui hantent et souillent (vautour, serpent, poisons). Beauté – le mot revient, incandescent, au cœur du poème – beauté merdeuse (4) aussi par ailleurs, comme on l’a vu avec le passage de l’assassin nazi.
Il faut lire et relire le 6, bloc lyrique où folie et non-folie échangent leurs éclats :

Un jour je serai en archivieillesse sous une pergola à
réciter mes litanies de beauté, même jouées, inflam-
mables, avec mes croyances structurées comme une
grande maison et je ferai pousser du lierre poetarum et
la floraison se fera dans les coniques et mes paupières
seront les couperets de la lumière couvant des formes
sous un ciel de béryl et l’été j’illuminerai tout le jardin
comme aux fêtes des lampes de Saïs et ma beauté sera
l’ombre de Schlemihl et une sortie par le coefficient
solitude et tristesse et ma langue restera dans sa niche
comme une fumerolle dans un larmier et je pourrai
enfin fantasmer mon corps devenant celui de et au-
dessus tourneront les vols électrisants de mes busards
et de mes vautours venus de mon western intérieur,
en rondes faméliques, tournoyants au-dessus de et
mon cœur se consumera dans un battement d’ailes.

L’ombre du déshérité Schlemihl en tractation avec le diable fait pendant aux cérémonies des réjouissances antiques à Saïs : c’est là, dans la grande maison, et dans le temps durable, que la langue pense en vérité, et résout tout le tourment.
Autre versant de la lumière, ceci, en 31 – nécessité de citer la page en son entier, le mouvement qui la porte ne souffre pas d’interruption :

ces objets n’existent pas
nous nageons animés
par des forces cinétiques

des
Empty bien que qu’ils soient tous morts
Friedrich le cheval le cocher

bien qu’isolés comme nos 5 sens
assemblés comme la nature
s’enroule elle-même s’aimant
ici
la minuscule callitriche respire
et la ketmie et ton œil
dans la substance
cireuse de l’eau
capte la lumière
de l’univers

elle rêve
et je rêve
et tu rêves

comme la pensée
loin des affaires humaines
bat vive-jour-nuit
se
rêve

L’ombre passe encore, celle de Nietzsche devenu vide aimanté, et alterne avec les belles plantes des rivières qui opèrent une douce photosynthèse dans le courant qui nous porte, où réel et rêve concordent – respiration, dit le poème, et oui, c’est bien là le but de tout poème, permettre que le souffle advienne, qui nous dise que nous sommes de ces vivants. Un détail : je remarque sur cette page un triple emploi du comme, et je ne peux m’empêcher d’entendre là non pas le signe de la comparaison, mais la signature même d’une identité en mouvement vers sa complétude. Pour le dire autrement, le comme ne s’inscrit pas dans l’économie du poème comme marqueur grammatical, mais comme partie prenante & relais dans l’émission du cours de la parole qui distribue ses points d’impact sur la page – là où l’attention du lecteur doit se fixer. Ce poème-ci est à l’évidence un de ceux de l’accomplissement, la surrection finale le dit.
Peu à peu se fait jour ce qui doit s’entendre, le poème précédant par sondages successifs, selon ses rythmes, ses possibles, ses modes – du legato au staccato. J’ai donné deux exemples de ces registres où la parole vient déposer – car il s’agit d’instruire autant que de construire : le monde est en procès : quelle beauté, – moche ou vieille – / –sauver ? (34), et l’instrument de l’instruction est précisément cette langue inlassablement laçable/chose verveuse apte à saisir (comme au lasso, sur le dos d’un palomino sauvage & lumineux) les variations du réel. Il faudrait s’appliquer longuement à montrer l’extrême diversité des solutions proposées par Eugénie Favre le long de ces pages. Parole cependant compacte, évitant toute dispersion, pratiquant l’ellipse, ou l’émiettement parfois, mais sans jamais se permettre de déroger – une mission à accomplir par nécessité : à Turin / le cheval par le cheval du cheval / j’étais par la destinée des choses / ensorcelée (69), ou mieux, un pacte d’alliance à respecter : je suis dans un trou / avec les mots grouillants // je peux t’aimer avec ce que / les mots signifient (61).
Volontairement je m’abstiens d’aller fouiller dans ce qui doit émerger comme sens opposable à la seule personnalité de celle qui écrit, me livrer à une tentative d’interprétation de tel point d’énonciation – & inévitablement déraper. Redire donc ceci : le poème n’est pas le compte rendu d’une thérapie, un procès verbal dispersé en étapes pseudo-rationnellement organisées en éléments successifs foliotés ; c’est avant tout une entreprise d’incursion dans le réel par le moyen d’une langue en permanente remise en question d’elle-même.
Que mort, désir, corps, folie & non-folie échangent dans le lieu où cette parole s’inscrit de multiples reflets & réflexions, des effets de sens en miroir qui ouvrent sur des échappées extrêmement riches, c’est évident. Chacun des lecteurs consultera ses propres affects et les transposera sur le texte, c’est au fond le lot commun.
Dire donc, en revenant au titre du recueil, qu’il s’agit d’un enchaînement d’éléments d’une partition dont les sources, ici, viennent d’un domaine très large – les points de vue divers donnant sur un paysage, par conséquent – et que le nom du dieu de la mythologie finnoise – Tuoni étant l’équivalent de l’Hadès grec –associé à cette exigence de suites dit assez que l’entreprise consiste à parcourir ce domaine, qu’Eugénie Favre me qualifie de « mon doux pays », dans un mail récent. Tendresse et/ou ironie ?
Considérer par exemple que ces Suites placées sous le signe d’un maître de la mort, et où le débat se situe entre désirs, obsessions, fantasmes, spectres etc. – que tout cela relève d’une auto-analyse réglée, ne voir là qu’une tentative de résolution de conflits intérieurs, est absurde. Le propos est bien plus étendu.
Ce qui fait sens, c’est précisément le traitement de ce propos sous ces variations d’intensité magistralement dominée, cette multiplicité des modes d’exposition, cette constante recherche, de page en page, d’un angle d’attaque neuf et d’un processus de développement, et cela avec une visible énergie permanente, prospection qui engendre chez le lecteur à la fois une interrogation renouvelée et un plaisir très curieux qui pousse la lecture, justement, vers un point d’incandescence en accord avec le propos lui-même, ce qu’on en saisit au fur et à mesure de la lecture et de la relecture.
Mieux encore, ce qu’il faut dire de ce poème – que cette lecture implique, réellement. Eugénie Favre dit « je », mais ce pronom ne la désigne pas seulement, ce n’est pas le « je » de l’exposition narcissique, c’est le « je » de la participation, il est le partenaire d’un « elle », d’un « tu », comme dans le poème cité ci-dessus. Et ce « tu » peut en fin de compte être tout aussi bien que celui d’un être proche à qui l’on s’adresse, celui de qui lit cette non-confession – car Eugénie Favre n’a rien à confesser, mais tout, le tout du monde des vivants et des morts, à sonder.
Voilà la grande force de ce recueil. Un travail évident, achevé (on présume dans la douleur, parfois, de parvenir à la note juste, précise) de recherche du sens sous une variété de modes d’émission de la parole, et un pari sur la participation active à l’élaboration du sens, de la part de qui accède à cette parole.
Poème ouvert. Et charme intense d’une voix corrosive, attaquant la matière du réel avec une sorte de résolution joyeuse, ardente à la fois & ingénieusement souple, parvenant à saisir des instants de ferveur indiscutable.

Auxeméry, le 20 octobre 2023

Eugénie Favre, “Suites Tuoni”, Flammarion, 2023, 128 p., 17€



*Le Corridor bleu, 2022.