Eugen Kluev, “Si longtemps tu voles au ciel”, lu par Marc Blanchet


Marc Blanchet partage sa découverte, presqu’au hasard, en librairie, du poète russe Eugen Kluev, qu’il ressent comme “un frère humain”.


Eugen Kluev, “Si longtemps tu voles au ciel“, bilingue, traduit du russe par Dayana Matevosova et Isadora Waltz, Grèges, 2022, 130 p., 15€

Un poète s’impose lorsqu’il est dans son siècle, qu’il en emprunte les multiples allées, qu’il appréhende et saisit, saisit et parfois délaisse. Il avance parmi nous, nomme ce qui l’entoure – objets, nuages et temps qui passe, amours, humains aux mille visages et des déceptions çà et là –, et délivre une parole nouvelle. À peine ouvre-t-on un livre de poésie que nous essayons de régler notre esprit dessus. Nous le faisons pétris de nombreuses références, souvent des conditionnements. N’oubliez pas le cœur, semble dire ce poète russe, né en 1954 et résidant au Danemark. Toute l’affaire est là. Quelques pages feuilletées en librairie m’ont suffi. Je crois qu’il n’est pas sot de parler de frère humain. Avec le recueil Si longtemps tu voles au ciel, quelques vers créent tout de suite l’aspiration que nous souhaitons éprouver à la lecture d’un poème. Oui, être aspiré par la traversée, souvent désabusée, mais si fortement attentive, d’un homme de sa propre vie, ce qui n’est jamais loin du passage des saisons. « Le cahier abandonné dans le jardin —/ les poèmes trempés jusqu’à la trame, / on ne peut plus les déchiffrer. / Délavés sont le ciel et l’étoile, / délavés sont la grappe des baies bleues / et tout ce qu’il y avait avant. » Eugen Kluev écrit son livre d’heures. Il le fait avec une fluidité de ton jamais dupe. Nous sommes dans le monde et à distance de celui-ci. Ce qui advient est passé, ou va le devenir… Sa grande force est de ne pas transformer le poème en une simple observation de l’instant. Ses poésies sont autant de pensées en train de naître ; elles relèvent d’un accroissement des perceptions, hors de toute complaisance. S’il écrit dans une métrique classique, ses deux traductrices, Dayana Matevosova et Isadora Waltz, ont choisi le vers libre. Elles ont raison. Le naturel atteint par l’écriture d’origine s’émet ici dans une musicalité jamais forcée. Une perception musicale du monde est sans cesse présente. Autour de nous surgissent fugues et toccata, Bach rôde comme un Dieu perdu, la langue chantonne plus qu’elle n’énonce. Eugen Kluev est tout cela, et d’autres choses encore. Il fait résonner l’instant dans l’éternel, sachant la vacuité de ce geste s’il devenait une intention à l’aube du poème. Néanmoins il a ceci d’émouvant, et profondément moderne, c’est d’accepter sans béatitude l’obscurité du monde, les effondrements de la nature, l’incertitude de ses propres émotions. Peut-être est-ce pour cela qu’il y a dans la poésie d’Eugen Kluev un rien de ballades, de berceuses, de mélodies. À cause d’une nostalgie qui effleure chaque poème, à cause du sentiment qu’autrui nous échappe (et que l’Amour est la pire de ces échappées). Sa poésie rassemble pertes et souvenirs, pertes imminentes et souvenirs proches, comme une déesse le fit avec des membres épars de son frère. La Modernité ? Elle peut être convoquée quand un homme aux poèmes traduits dans d’autres langues, mais ici, en France, surgi de nulle part, défait nos croyances dans l’écriture d’une poésie d’aujourd’hui trop souvent pétrie de références, de figures et de « recherches » (souvent les formes d’intimidation de l’art contemporain), pour qu’elle soit le parfait témoin des bars qui n’ont pas encore fermé, des plages ouvrant sur l’horizon, d’une vie vécue comme une fête qui débouche sur le lever du jour. Alors quelque chose d’une reconnaissance apparaît, le désir de donner en partage ces poèmes écrits et vécus « au présent simple ». Eugen Kluev est parmi nous. Il voit un Paris encore arpenté par Apollinaire, se souvient de Moscou ; il parle de thé et d’oiseaux, de poèmes au « futur compliqué », de notre planète vieillissante et d’un « septembre sentimental ». Merci, Eugen Kluev.

Marc Blanchet

Eugen Kluev, Si longtemps tu voles au ciel, bilingue, traduit du russe par Dayana Matevosova et Isadora Waltz, Grèges, 2022, 130 p., 15€

Le poète russe Evgenij Vasilʹevič Klûev est né en 1954.