Olivier Vossot écoute la voix d’Éric Sautou qui « n’a peut-être jamais été aussi claire que dans ‘Le Souvenir’ ».
La voix d’Éric Sautou n’a peut-être jamais été aussi claire, aussi assurée que dans Le Souvenir, son dernier livre, paru chez Unes. Les poèmes, des fils tendus dans la mémoire, vibrent chacun selon sa note, sa couleur propres mais à la fin, nous continuons de les entendre tous, comme un seul souvenir. Ce sont les échos légers ou plus profonds d’une manière d’être – de disparaître, et d’en observer, recenser toutes les variations de timbre et de sentiments.
Nous naissons, grandissons dans la vie des autres, happés parfois par elle : « je ferme les yeux (sommeil ou non) / je suis l’enfant de mes père et mère à l’avant / je m’éloigne ». L’impression de vertige que donne l’écriture tient peut-être au resserrement des mots, sans cesse, autour de contours vaporeux, jusqu’à soudain les ressentir, comme on ressaisit sa propre vie. Vertige non de revivre, ou de se rappeler autre, mais d’éprouver qu’on a vécu, simplement, qu’on est le même en vie. Jusque-là, « effrayé de chagrin il n’en a plus les larmes ».
Traversés par le souvenir de Joe Brainard (I remember), la confidence ou l’autoportrait prennent la forme d’inserts successifs, ciselés mais coupants comme des sentences. Les poèmes intitulés « Lui ou moi » en particulier, miroirs brisés comme si les traits, s’espaçant, étaient ceux d’un autre, mêlent vers par vers nuances fines et coupes franches : « il attend du sommeil qu’il l’efface d’ici / toute démonstration de soi l’embarrasse / il ne comprend plus sa peau ». Nous avançons par sauts dans le livre et y trouvons le contraire d’un repli : une respiration, une amplitude. L’élan où pouvoir s’oublier pour s’écrire. Peu à peu, « j’ai mon visage qui apparaît / visage de moi que je n’ai jamais su (jamais voulu) / que je découvre (là dans l’eau) ».
L’eau est l’élément du texte. Là où l’on ne s’est jamais mieux senti (« entrer, se mouvoir, rester en suspension dans l’eau est un étonnement délicieux »), ni jamais senti à ce point soi-même (« nous retrouvions alors l’eau que nous sommes »). Mais c’est la chambre aussi, où la voix est noyée ; le noir qu’il fait et le rêve, éveillé ou non, que nous faisons, où tournent les reflets d’un passé flou : « j’appelle j’appelle (ça n’est plus que de l’eau) / entre au pays de l’eau ». À mesure qu’on lit les poèmes, on pense à la lanterne magique dont Proust, dans « Combray », décrit les « impalpables irisations » dans la chambre.
Entre les fragments de souvenirs, poèmes-listes, intermèdes ou fulgurances, un courant semble aussi s’écouler (on ne saurait parler d’éclatement). On se sent pris dans un flux plus qu’à une toile. Un train cette fois, celui d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs où le narrateur, emporté vers Balbec, passe d’une vitre à l’autre, traquant le rose ou rouge d’un ciel matinal selon les coudes de la voie ferrée. Les poèmes sont ces fenêtres sur soi, dont la succession nous échappe, soumise à un rythme essentiel – d’apparition-disparition. L’enjeu n’est pas tant de se souvenir que de se souvenir de soi. De laisser venir s’imprimer, par les mots, « l’homme nu », « la vraie personne ».
Olivier Vossot
Eric Sautou, Le Souvenir, éd. Unes, février 2025, 88 p., 20€
Extraits
LUI OU MOI
il essaie de ne pas s’en remettre à la fatalité
il a longtemps cherché à être le seul de sa mère (de guerre lasse elle y a consenti – quelquefois)
il voudrait être un vrai combattant
il lit à voix haute pour ne pas trop s’absenter
il ne sait pas ne pas voir la vanité en tout
il croit qu’il ne faut pas trop se prendre au tragique
il est acteur et spectateur d’une vie sans témoin
il ne sait pas si mourir est un abandon, une chute infinie, un long éblouissement, un retour à soi – il ne sait pas si, comme l’écrivait Virginia Woolf, mourir est une étreinte
il est seul à savoir qu’il est seul à ce point
le visage (qui lui est si étrangement familier) de l’enfant Proust
aurait-il connu Marcel Proust ?
serait-il lui ?
MA VIE
me reconnaît nuit et jour
a vraiment eu lieu
ne cesse d’y croire
PREMIER MORT
qui n’eut que soi au moment de mourir
corps sans vie mains jointes
qui ne répondait pas (invraisemblablement sans vie)
qui fut alors le corps laissé à nos regards
PRIÈRE
pour que l’amour soit de Votre accord et non de Votre emprise