Marc Wetzel examine pour Poesibao « le miracle » du dernier livre d’Éric Sautou, « livre important, particulièrement réussi. »
On retrouve ici, bien sûr, l’auteur que l’on connaît : sa mélancolie défensive est partout, comme dans le portrait de l’écolier qu’il fut :
comprendre n’avait pas lieu
je rusais, j’endurais
je ne prenais part à rien ni à moi-même
d’où que me vienne le déshonneur
je quémandais des visages d’accord
mes larmes pleuraient sans moi
j’étais l’inapte et l’insulté (p.19)
De même, sa sorte de justesse surnaturelle dans la formulation des affects ou des conduites. Caractérisant par exemple la timidité ainsi : »en société il ne se voit pas être » ; ou l’attendrissement : « il s’émeut assez banalement aux larmes de ceux qui les répriment » ; ou l’accablement : « s’éveiller n’allait jamais de soi » ; ou la distraction : « il lit à haute voix pour ne pas trop s’absenter« . Il décrit si précisément ses postures et son rythme de présence qu’on s’imagine saisir presque comment on serait lui.
Enfin, sa façon unique de remonter à l’essence d’une situation par l’exposé (toujours inattendu, mais limpide) de ses limites, de son seuil d’impossibilité. Dessiner est ainsi typé : « il est parfois des animaux si gros qu’aucune page n’en veut« . Inspirer ou captiver est rendu par sa cessation, son échec, son désastre : »les livres tombés à terre y demeurent« ‘. Pleurer s’analyse ainsi : « avoir entendu plus qu’il n’a été dit« . La pudeur intra-familiale est saisie d’une seule retenue : « nous ne traversions pas les miroirs« . Et qu’il soit en train de neiger devant lui s’énonce – à la fois restrictivement et magiquement – en quatre mots : « dehors et dedans ralentissent« . C’est toujours ici Eric Sautou, l’homme de Beaupré, des Aresquiers, de la Véranda. Mais ce livre-ci a le ton neuf, comme pouvant changer tout en sachant se changer, quand – malgré, comme on va voir, ce titre de Souvenir – un esprit délaisse son seul passé pour s’y visiter enfin, loyalement, responsablement, lui-même.
Livre important, et particulièrement réussi, parfait, mais dont il faut examiner le miracle même : une franchise si sophistiquée, une virtuosité allant étrangement de soi, un si résolu degré d’indécision, un désespoir quasi méticuleux, une impériale intimité … tous ces traits contradictoires enchantent et troublent ! L’auteur s’y tenant constamment au plus près de ses propres difficultés, il est justement difficile à tout lecteur, tant de savoir que d’ignorer, pourquoi ! Par exemple : qu’espère donc notre poète, si paradoxalement, de ce qu’il déplore ? Et que craint-il tant, corrélativement, de ce à quoi il reste fidèle ? Qu’on en juge :
JE SUIS DE CE DÉTAIL
j’entends le chien glapir (je ne supporte pas)
je n’ai rien contre moi
je ne connais pas ma propre folie
j’ai marché vers tout à fait n’importe où
j’ai écrit pour ne pas vouloir (dire, vivre, mourir)
je me pense en musique (ça n’est pas souvent moi)
quelque chose (ou même disons quelqu’un) me veut sans doute autrement (je le crois)
j’attends le possible
je n’ai pas de ferme intention
je ne fais pas d’aveux
j’ai peur de ne pas pouvoir vouloir autre chose » (p.73)
D’abord, le titre du recueil fait difficulté, car s’il s’agissait d’évocation de faits passés, « la mémoire » ou « un souvenir » s’imposait. Mais « le souvenir » – sauf à désigner une seule et significative expérience marquante (ce qui n’est pas le cas du livre) – nomme donc plutôt l’activité même de retour mental – comme on dirait « le restituer », « le réciter » – qui signifie quelque chose comme : un esprit se revient. De nouveau est présent … moins le passé qu’on a que l’esprit qu’on est. « Le souvenir » est cela : garder de la vie de son esprit ce qu’on devra toujours prendre en compte. Et ce n’est pas seulement doux ou anodin : un « je m’en souviendrai ! » adressé de soi à soi peut être aussi une mise en garde auto-revancharde, une culpabilité dont on se menace, un baroque mais dangereux : « je me le paierai ! ». Comme :
JE RÉSISTE
à la main qui s’insinue (à la main qui contraint)
à ce qui m’appartient (et dont je ne veux plus)
à ce que je sais de moi (mais au fond ne sais pas) » (p.71)
Ensuite, le genre apparent du livre (une dense, mais litanique, autobiographie poétique) n’est pas défini … car il est inédit ! Logiquement, une confession d’expériences passées (et de traits alors récoltés de caractère), fait penser à des « Mémoires », mais ce seraient ici bien étranges « Mémoires » sans aucun contexte public ni événements sociaux ou politiques, hors-historicité. Un « Journal » en vers, dès lors ? Mais pas de dates, aucun agenda, mais surtout : ce texte ne s’adresse pas à soi-même et, éventuellement, à quelques proches, mais il est bien plutôt, non vie d’un récit de soi, mais recollection d’insurpassables rapports vécus à soi. Comme :
LUI OU MOI
il fait chaque soir le compte des avanies du jour
il ressent sa mère et comprend son père (ou bien est-ce l’inverse ?)
à chaque fois qu’il éternue il s’en étonne (…)
il est impatient de la chose qui une fois arrivée l’indiffère (…)
il ne sait pas faire l’homme droit ni la roue
il accompagnera volontiers l’âne qui l’accompagne… (p.79)
« Récit » qui n’aurait d’ailleurs rien du reportage narcissique, car c’est bien plutôt de l’impossibilité d’être un soi dont le texte fait rappel. Et ce n’est pas non plus court roman, où l’on narrerait le personnage qu’on était, car le tissu de vie ici repris est sans intrigue, retournements, reconnaissances, ni même divertissement. On est plutôt ici, malgré la constante beauté expressive, dans une méditation négative, dans la rumination d’un esprit revenant sur ce qu’il aura mal digéré de lui-même. Rumination versifiée – un bien étrange genre littéraire, donc, mais pour quoi faire ? En tout cas pas « reconstruire le poème de son existence », comme Lanson le disait des Confessions de Rousseau, pas plus d’ailleurs bricoler une sorte de théodicée de sa vocation propre, comme on pourrait en suspecter celles d’Augustin ! Alors quoi ? Comment qualifier une manière si extravagante (et pourtant si directe) de faire bilan ?! :
LUI OU MOI
il passe son temps à remettre en ordre le peu de désordre auquel il consent
il n’a rien su faire du mal qu’on lui a fait
il ne défend pas ses idées
il est attaché à ses insuffisances
être en musique le met en scène
il se sent plus déséquilibré que spécial
il n’a pas de parfait ami
il inspire de l’agacement (parfois aussi de l’attendrissement il le sait)
il n’est jamais assez rassuré
il s’abîme dans l’obsession
la frustration le sèche
la fiction l’intéresse moins que la réalité (qui ne l’intéresse pas)
il aime la clarté mais l’ombre l’étreint (…)
il n’aimerait pas se connaître » (p.54)
Est-ce donc là une sorte d’autoportrait aphoristique ? Sautou n’est pourtant pas là pour jouer au brillant, ni faire le malin, ni d’ailleurs mendier masochistement pitié (car l’homme est absolument noble et sans calcul : il veut être aimé, non plaint ni moqué, car il suppose qu’on pourrait être son ami sans devoir pourtant le devenir de ses lacunes ou phobies !). Valéry croyait savoir que « l’on ne se dévoile que pour quelque effet », « colorant et fardant » la nudité de sa conscience « selon toutes les règles du théâtre mental », mais ce qui est probablement vrai pour lui ne l’est pas pour notre auteur, car le souci d’Éric Sautou n’est pas du tout de fixer rythmiquement sa propre image, et moins encore de déployer intelligemment l’histoire de sa personnalité, mais (c’est cela qui est neuf, et difficile) seulement d’aller à des confidences qui lui inspireraient en retour confiance, ou d’avouer qu’il ne monte, en réalité, de lui, non du tout tel ou tel secret vif, précis et croustillant (le mal qu’il a à être garçon, par exemple, comme Joë Bousquet s’imaginait mauvais garçon …) mais une sorte de rumeur personnelle qui s’enquiert honnêtement de son fondement. Honnêtement : cet auteur qui ne cesse d’examiner le cours de son âme n’est en effet en rien enmaniéré de soi ! Il méprise trop les surfaces du monde (à commencer par la sienne !) pour s’y hystériser :
DANS LA NUIT NOIRE
je ferme les yeux pour n’être plus certain du noir
je ne suis pas toujours là
je finis toujours par tuer le rêve (p.48)
Comment l’auteur procède-t-il alors, où et dans quel but ? L’impression de lecture livre ceci. Son ressort décisif est peut-être l’auto-ultimatum ! Il y sonne toujours l’heure de ne plus pactiser avec soi. Quelque chose comme : « que je sache aussitôt défaire mon malheur, ou l’on ne me retiendra plus ! ». Puis vient sa drôle de position préférée : s’établir dans dehors ! Enfin, son remède salutaire : sonner une sorte de tocsin fraternel, opportun et franc du collier, rapatrier l’éternel dans ce qu’il reste de temps, et, tenant tout ce qu’on a perdu pour la simple enfance de notre réalité (« tout un tas de peluches pour rien » !, p.63), faire réapparaître l’avenir à coups de gong ! Trois passages respectifs pourraient l’illustrer :
IL EST L’HEURE MANDRIN
de boire l’eau de la Tamise
d’entrer à l’océan divin
d’être le mort supplémentaire
de sonner l’heure à tes voisins
de t’endormir (et dormir) sur le vieux parapet
de faire tes adieux à la grande marée
d’acquiescer à la vague
de la main froide sur ta joue
d’écrire (d’arrêter) (p.57)
LIVRE POUR ENFANTS : DEHORS
parce que le vent (avec lui et en lui)
parce qu’ici je le sais (dehors je l’ignore)
parce que dehors a vraiment lieu
parce que dehors est un peu plus la vie que là où je suis (dedans)
parce que dehors je ne suis pas mort (dedans parfois si)
parce que dehors est là où je m’en vais (dedans là où je reste)
parce que dehors il fait plus grand (dedans c’est tout petit)
parce que dehors j’oublie (et que dedans j’y pense) (p.56)
LIVRE POUR ENFANTS : APRÈS
(…) c’était la vague
(c’est l’autre vague)
c’était un secret
(ça ne l’est plus)
c’était la première fois
(ce fut la seule)
c’était chez soi
(c’est maintenant chez eux)
c’était vivre avant l’oubli
(c’est oublié depuis) … (p.50)
Il accepte d’oublier, il « tue » donc « son rêve » – comme il l’écrivait plus haut –, mais se sent sûr de lui survivre, comme par une Providence spéciale, dédiée, personnalisée, qui assurerait de civiliser sa complexité, lui donnerait d’amadouer son monstre, diplômerait son naufrage ! Qu’on en juge par cette extraordinaire « prière », qui se laisse littéralement (on en comptera ici les vers, et y trouvera, littéralement, le mot) nommer : les Dix Quémandements
PRIÈRE
pour faire entendre ma voix (qui n’est mienne que si Tu le décides)
pour quémander ma place (à Toi qui n’en accordes aucune)
à Ton nom sans visage
pour être un des Tiens (même le moindre)
pour me déprendre
pour l’effacement
pour qu’il n’y ait là qu’une étreinte
pour être un de Tes morts réussis
pour la rémission de mes péchés
pour n’en plus rien savoir (p.31)
Mais la foi (toute foi ?) est incertaine au vivant, et inutile au mort.
JOURNAL
(…) à qui est réellement fait don de la foi ?
va-t-on à la mort comme à la guerre ?
mourir est-il le pire ?
Dieu m’est-il témoin ?
il n’y a rien de plus autre qu’un autre (p.27)
C’EST FINI
n’aurai plus à m’endormir ni m’éveiller
ni couleurs ni odeurs ni saveurs
ma vie aura été celle-ci (qui aurait pu ne pas être)
c’est pardonné (p.49)
Pardonné, car, « puisque y être ou ne pas n’y changera plus rien » (p.62), avoir écrit un tel livre suffit. Un livre rare et neuf où quelqu’un ose faire autre chose de son »immaturité », alors que « Dieu a déserté la splendeur qui nous reste » (p.26), avouant, au nom même de tous nos secrets, « qu’évidemment je me cache pour qu’on me trouve » (p.32). Cet homme qui, prétend-il, « atermoie aux ronds-points » (p.38), vient d’y prendre, souverainement, priorité.
Éric Sautou, Le Souvenir, Editions Unes, 88 pages, 1er trimestre 2025, 20€