Emmanuel Moses, “Poèmes fantômes”, lu par Yves Boudier


Belle lecture très personnelle par Yves Boudier qui croise ici deux livres, l’un d’Emmanuel Moses et l’autre, d’André Schwarz-Bart.



Emmanuel Moses, Poèmes fantômes, éditions Lanskine, 2024, 14€


Au seuil de l’année nouvelle, j’entamais la lecture du Dernier des justes après avoir acheté ce livre chez un ami bouquiniste des bords de Seine menacé de disparition à l’approche des JO de Paris. Publié en 1959 par André Schwarz-Bart, prix Goncourt la même année, ce livre quasi légendaire m’avait échappé, même s’il revenait souvent à mon attention sans provoquer toutefois mon désir de le lire. Chacun connaît ces « remises à plus tard ». À peine entré dans ce roman labyrinthique, quelques jours plus tard je recevais et découvrais Poèmes fantômes d’Emmanuel Moses, un poète né l’année même de l’écriture du Dernier des justes. Coïncidence sans grand sens, certes, mais ces rapprochements représentent parfois une manière de ressentir les différences de temporalité entre la chronologie des œuvres et celle des auteurs. Et, sans horizon d’attente plus marqué, je décidai de lire parallèlement ces deux livres qu’historiquement et thématiquement rien ne semblait rapprocher. Or, cette rencontre en lecture, si j’ose dire, fut étonnante autant qu’inattendue de par ses effets tant immédiats que plus discrets, mais non moins profonds.
Cette expérience singulière d’une proximité textuelle quasiment impalpable mais troublante, inédite dans mon parcours de lecteur, je l’ai vécue dans un premier temps sans trouver les mots pour la nommer, pour en comprendre la surprise. Or, peu à peu quelque chose m’est apparu d’une parenté profonde, non pas dans le vouloir dire explicite de chacun de ces deux ouvrages, mais dans une commune continuité irrépressible de la parole à tenir face à la finitude de nos vies, en tout temps et en tous lieux.
 
Selon la tradition talmudique, il existerait dans chaque génération trente-six Justes, autrement nommés Lamed Vav Tsadikim, Justes cachés. C’est ce que met en scène le roman d’André Schwarz-Bart à travers l’histoire de la famille Lévy du Moyen Âge au XXe siècle, depuis le massacre des Juifs de York en 1190 jusqu’à la Shoah. Le livre d’Emmanuel Moses ne ressemble apparemment en rien à celui d’André Schwarz-Bart. En effet, il est constitué d’un ensemble de poèmes, plutôt dense et resserré dans ses quatre-vingt-cinq pages partagées inégalement entre six poètes traduits de différentes langues, des VIIIe, XIe, XIXe et XXe siècles à nos jours, Tiago Domingues, Jacob Al-Andalus, Pavel Gruza, Damir Mopurgo, Dom Stuart, poètes fantômes à l’existence indéfinissable, à l’image de celle par exemple du quatrième d’entre eux, Wang-Fô, qui incarna naguère dans la première des Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar un artiste achevant son unique tableau, peinture d’une mer de jade bleu, pour y disparaître, s’y engouffrer [p. 39].
 
« De l’autre côté du miroir », telle serait une manière de définir ce qui a rapproché ces deux livres dans ma double lecture : les poèmes de ces six poètes fantômes me sont apparus comme étant, nonobstant le tumulte des langues et des temps traversés, la parole révélée des non-dits de la tragique saga des Justes, livrant les secrets de pensée de ces incarnations-réincarnations successives de personnages parangons d’une humanité de souffrances contredites par l’obstination et l’acharnement du vivre. 

« … par mon expérience biographique je suis tributaire d’un matériau qui recèle des contradictions manifestes et directes. » C’est avec ces mots d’Heiner Müller qu’Emmanuel Moses, au cœur même de son livre, touche à la question du biographe sortant de l’ombre de l’auteur qu’il choisit d’escorter, plus profondément ici d’inventer, au sens où la chose cachée se découvre en prenant la forme d’un poème. Procéder de la sorte, est-ce pour le poète se dissimuler derrière une figure fictive ou creuser en lui une prosodie possible qui ordonnerait les paroles hétéronymes qui l’agitent ?

L’éventuelle réponse à cette interrogation se décline en six prises de parole en poèmes, dans lesquels l’alternance des pronoms (personnels et impersonnels) conduit à une constante hésitation entre ce que l’on dit de soi et ce que l’autre pense de lui-même. Dans ce jeu en miroir du poète avec tel autre poète dont il nous donne un fragment d’intimité – mais qui n’est autre que sa propre parole prêtée à des personnages qui représentent chacun la possibilité d’aller plus loin dans ce qu’il s’autorise à nous confier par le poème – Emmanuel Moses endosse tour à tour (et s’en défait) le costume verbal et poétique de ce que sa culture du poème à travers les temps a déposé en lui, limon d’une écriture sans cesse déplacée et renouvelée de poèmes paradoxalement situés, datés dans la chronologie achevée ou toujours ouverte des poètes qu’il convoque car seul est réel ce qui est recueilli en nous comme au fond d’une coupe d’or [p. 14].

Quel lien alors entre Le Dernier des Justes et les Poèmes fantômes ? Le poète slovène de langue allemande, Damir Mopurgo (1905-1961) fut ma révélation de lecteur. Emmanuel Moses, à travers les dix-neuf poèmes qu’il nous donne sous cette identité complexe, réécrit sous nos yeux sidérés le drame fondateur du roman d’André Schwarz-Bart : J’ai un secret mais je ne peux en parler à personne / Parce que j’ignore ce qu’il est / Je sais seulement qu’il a élu résidence en moi un beau jour / (…) Il est désormais une partie de moi / Et qui sait ? Peut-être même qu’il me survivra [p. 67].
  
Les six ensembles de poèmes fantômes, de l’initial Derrière ce mur commence le monde (p.8) au final Vous attendiez secrètement l’annonce d’un miracle : / Que la meule rende les os / Et le couteau le sang (p. 83), sous la forme d’une longue prière à la fois réjouissante et glaçante, ne négligent cependant pas de célébrer quand même [p. 48] et cela d’autant plus vivement que la mort rôde dans son éternité, les bruits qui montent de la rue, / Chansons et rires [p. 34]. Une célébration lucide que l’efflorescence lyrique du poème à chaque vers tente d’affirmer face au démenti de l’expérience ténébreuse de la vie, Ce n’est pas tous les jours / Qu’on se rend à un dernier rendez-vous [p. 49].

Ce que je retiens de la lecture en parallèle de ces deux livres pour lesquels j’ai ressenti une parenté fraternelle dont je ne peux m’exclure, est une leçon de poétique, au sens théorique du terme. Percevoir ainsi dans le flux romanesque aussi bien que dans la fragmentation du poème le métadiscours intime tenu par une parole revenue de l’enfer, celle qui énonce-dénonce la pérennité de la pulsion de mort au cœur de nos sociétés tout en célébrant, au-delà de toute consolation, la vigueur du vivre, me bouleversa et me donna à comprendre une fois de plus que la puissance de la poésie, quelle que soit sa forme, y compris en roman, se nourrit de la réalité objective d’un monde métamorphosée par l’écriture d’une subjectivité qui touche à l’universel de par la disparition de l’identité biographique… fantomatique de l’auteur. Place est ainsi faite au lecteur qui se doit de l’occuper, d’être sensible au don qui le sollicite et lui donne d’emblée son pardon : le contre sens n’existe pas face à l’évidence du poème.
Le dépaysement lyrique que nous offrent ces six poètes tels six Justes cachés, l’emporte sur toute lamentation sans avenir, Attendant sans trop d’espoir / Qu’apparaissent lune et citation [p. 59].
André Schwarz-Bart clôt son roman avec ces mots : « … il n’y avait qu’une présence. » Celle peut-être d’un lecteur devenu le dernier poète fantôme, dans l’innocence de son incarnation fictive et l’ignorance de l’histoire dans laquelle il vient d’entrer. Le septième, et Sans heurt se fera le passage / Vers une nouvelle solitude [p. 70].

Yves Boudier

Emmanuel Moses Poèmes fantômes, éditions Lanskine, 2024, 14€.