Emmanuel Laugier, “Chambre distante”, lu par Antoine Bertot


Antoine Bertot donne aux lecteurs à lire mais aussi à voir le livre “Chambre distante” d’Emmanuel Laugier, publié chez Nous.



Emmanuel Laugier, Chambre distante, Éditions Nous, collection « disparate », 2023, 22€.


Chaque poème de Chambre distante est écrit à partir d’une photographie différente. Chronologiquement, Emmanuel Laugier commence avec la première photographie de Niepce, Le point de vue du Gras, et finit avec une photographie d’Anaïs Boudot (2021). Les photographies ne sont pas visibles. Leur auteur, leur titre, leur date sont notés au recto de la page alors que la lecture du poème se fait au verso, au dos d’une image absente, en regard des informations concernant l’image suivante. Le poète acte un écart avec la photographie et un emportement vers d’autres sens. De cette distance, il est question dès la première page et Le point de vue du Gras. Si la photographie « a la propriété de durcir la lumière / et de la rendre infrangible », en somme de la transformer, le poème passe de la vue à l’ouïe. Il cherche du moins le « son de l’image fixe ». Ainsi, il ne s’agit pas d’animer la photographie, d’aller contre sa fixité, mais de cerner, chez celui qui la regarde, le point d’articulation entre le « fond d’œil » et le « fond de l’oreille ». Ou encore de développer « à nouveau frais », par les mots, ce qu’une image dépose en nous. La présence régulière d’idéogrammes et de symboles (par exemple, dans une photographie de Martin Gusinde où il est question d’un masque en « cylindre à pointe fine / D ») se comprend en ce sens comme la trace de l’origine visuelle du poème, comme l’expression de cet entre-deux.

Du point de vue du lecteur, le recueil peut être appréhendé de manières différentes. On peut connaître l’histoire de la photographie et l’origine du poème, ou du moins avoir une idée assez claire de la manière du photographe : par exemple, la série Tract house de Lewis Baltz ou le portrait de Perec par Plossu. On peut aussi découvrir telle photographie avant ou après lecture : ce fut mon cas pour les œuvres de Paulo Nozolino ou d’Akiko Takizawa. On peut enfin se contenter de ne pas voir et de « suivre / la main de l’écriture » : lisant, je ne savais pas, par exemple, à quoi ressemble Arbres de Gérard Traquandi. Qu’importe : Laugier ne mise pas sur une connivence du regard et de la connaissance. L’écriture comme la lecture embrassent le doute puisque la photographie excède ce qu’elle montre et son statut de document. Elle situe celui qui la regarde à un point d’ignorance : « là / où je suis sans savoir / ce que je vois ».

Bien sûr, les cent onze poèmes permettent une traversée informée de l’histoire de la photographie, grâce à la diversité impressionnante des œuvres et à la mise en avant de motifs récurrents. Les photographes semblent ainsi se répondre lorsqu’ils cadrent des déchets urbains (Walker Evans, Mark Cohen, Gregory Halpern…), regardent la pauvreté et la vie à la rue (Frank Horvat, Véronique Ellena…), saisissent la lumière diffuse dans les herbes (Harry Callahan, Mark Cohen, Christian Patterson…), suivent les lignes sensuelles d’un corps (Germaine Krull, Michael Schmidt, Lee Friedlander…), ou cherchent à être des topographes (Lewis Baltz, Thibaut Cuisset, Pierre de Fenoÿl…). Mais cette mémoire commune se double de la mémoire intime de l’auteur, de ce qui le regarde lors de la fabrique du poème. Pour ne prendre qu’un exemple : la photographie de Roy de Carava, Billie Holiday at Bradford, rappelle la chanson Strange fruit qui occupait déjà quelques pages d’un précédent recueil, ltmw (2013). Le poème émerge d’une « faille » où plusieurs strates de souvenirs surgissent.

Comme en photographie, le présent opère la rencontre des mémoires. Il faut que quelque chose « frappe », et, à l’instant du regard, arrête (la « sidérante égalité des matières » chez Thibaut Cuisset par exemple) pour qu’il y ait poème. Dans le saisissement soudain, le poème retrouve l’impression originaire de la photographie de Niepce, celle d’être face à « l’organisation / et la texture d’un état naissant ». Les vers de l’écrivain au travail avec les images, avec sa mémoire et avec le présent, deviennent alors des plus émouvants. A propos d’une photographie d’Éric Poitevin représentant un chevreuil mort, on peut lire : « je rêve / à ses rêves d’or / au fond de ses pupilles / au velours de son pelage / ébène et argent / l’un l’autre / se réfléchissent / à ma table monacale »1.

Antoine Bertot

Emmanuel Laugier, Chambre distante, Éditions Nous, collection « disparate », 2023, 22€.


1 Emmanuel Laugier a bénéficié d’une résidence d’écriture au Monastère de Saorge pour écrire ce livre.

Extrait :

George Shiras


Lynx sur les rives de Loon Lake près du lac Wanapitei

Ontario, Canada

Juillet 1906




dans une anse imaginée           légères rives
            en retrait de Loon Lake
un lynx
            décalque pur
au regard fixe ne voit rien qu’un cône
infini de lumière
            ses pupilles      rétractées
y répondent                 deux billes
centrent l’animal
mais dédoublé
inverse dessin
symétrique parfait il se transfère
sur le fil de l’eau plastiquée
            toute méthode spéculaire mise de côté
une mine graphique                 et du charbon
frotté dessinent le grand calme longtemps attendu sur la rive
            le lynx est droit
            ses pattes soyeuses en //
            strictes
            il n’attend rien
la pensivité de son regard
l’immobilité encrée de la surface
l’immense fixité du fouillis arrière de la forêt
l’attestent
            après qu’il a disparu d’un bond et d’un cri
un seul homme
une fois une seule
l’entendit

(p.18)