Pascal Dethurens donne à voir ici aux lecteurs ce très bel ensemble de l’éditrice Diane de Selliers autour d’Emily Dickinson.
Poésies d’Emily Dickinson illustrées par la peinture moderniste américaine, traduction et notes de Françoise Delphy. Sélection de 162 poèmes. Préface de Lou Doillon. Direction scientifique de l’iconographie et introduction « Des mots à la peinture : Emily Dickinson et le modernisme américain » par Anna Hiddleston. 170 peintures modernistes américaines de la première moitié du xxe siècle. 62 artistes présentés dans des notices biographiques. 1 volume relié sous coffret illustré, 412 pages, 24.5 × 33 cm éditions Diane de Selliers, octobre 2023, 230€
« C’était peut-être l’Étincelle du Phare —
Qu’un Marin — ramant dans le Noir —
Aurait tout donné pour voir — »
Ainsi s’ouvre le volume des Poésies d’Emily Dickinson illustrées par la peinture moderniste américaine que les éditions Diane de Selliers viennent de publier. Quelques vers à la graphie et à la ponctuation mystérieuses, à l’image de la vie de la poétesse, dont l’œuvre brille elle aussi dans la nuit (de l’oubli, de la méconnaissance, quand ce n’est pas de l’ignorance) et que nous, lecteurs, donnerions tout pour voir. Voir ! Et pas seulement lire, parce que ce livre, fort de 163 poèmes illustrés par 62 artistes, rend justice à une terra quasi incognita de la littérature américaine en faisant dialoguer, au plus haut, les mots et la peinture.
Qu’il ait fallu du courage, de l’audace même, pour proposer une anthologie des poèmes d’Emily Dickinson en version bilingue (dans l’excellente traduction de la spécialiste de son œuvre Françoise Delphy), nul ne peut en être surpris quand on connaît le travail de l’éditrice, Diane de Selliers, depuis plus de trente ans maintenant. Magnifier la littérature à travers l’art, élever la peinture à la hauteur des plus grands textes, chacun de ses ouvrages se découvre avec l’émerveillement d’un regard neuf sur la création. Après le Décaméron de Boccace illustré par les peintres de son époque (1999), l’Odyssée illustrée par Mimmo Paladino (2001), les Fleurs du mal illustrées par la peinture symboliste (2005), l’Enéide illustrée par les mosaïques antiques (2009), par exemple, ou encore, dernièrement, l’Epopée de Gilgamesh illustrée par l’art mésopotamien (2022), ce nouvel opus vient couronner une œuvre éditoriale hors du commun.
Accompagner par des tableaux les textes de Dante, de Shakespeare, de Cervantès, de Goethe ou de Rimbaud, comme l’a fait Diane de Selliers, c’est croire que l’image saura faire parler l’écrit dans toute sa beauté et toute sa puissance. Mais comment faire, à côté de ces géants de la littérature, avec une poétesse aussi discrète, aussi humble qu’Emily Dickinson ? Par quel moyen laisser chuchoter, à peine, murmurer, pas plus fort que cela, un poème comme celui-ci :
« Toutes choses entièrement balayées
C’est ça — l’immensité — »
Impossible, dira-t-on. Sauf que, pour faire parler cette immensité qui résulte de l’effacement de tout, un tableau existe, et il faut savoir lire et voir en même temps pour le mettre au regard : l’extraordinaire Sky Above Clouds (1977) de Georgia O’Keeffe, qu’un siècle presque sépare du poème. Par quel moyen encore faire entendre dans toute sa beauté, et sans l’étouffer, sans la recouvrir, cette strophe lumineuse :
« S’échapper à reculons pour s’apercevoir
Que la Mer est chez nous —
S’échapper en avant, et se confronter à
Son étincelante Étreinte — »
Tout aussi difficile. Mais un tableau de Hopper est mis face au poème, le déroutant Rooms by the Sea (1951), qui ouvre l’espace de l’intime, les pièces d’une maison, sur l’horizon sans fin de la mer. Par quel moyen, enfin, faire ressentir le pathétique feutré de la complainte des poèmes sur la brièveté de la vie et l’inconnu de la destinée humaine :
« Si ma Barque fait naufrage
C’est pour une autre Mer —
La Première Marche de la Mortalité
Est l’Immortalité — »
Inconcevable. Un tableau pourtant amène cette barque funèbre et silencieuse sous nos yeux, qui glisse du large vers la plage avec l’évidence d’une allégorie, le splendide Dark Shore (1933) de Carolyn Wyeth. Chaque fois l’image sublime le poème, c’est-à-dire qu’elle le hisse aussi haut qu’il est possible d’amener la vue et le sens.
Un monument, cette somme ? Si l’on veut. L’ouvrage fait plus de 400 pages et il fait découvrir une galerie de peintres américains qu’aucun musée ne peut s’enorgueillir d’exposer. Il y a de quoi être surpris, quand on est un tant soit peu familier de l’univers tout en demi-teintes d’Emily Dickinson, ce monde poétique toujours soucieux de ne pas parler plus haut que le cœur. Il n’est que de regarder la couverture du livre pour tout comprendre. Cette humilité qui rappelle, étymologiquement, que l’homme n’est jamais plus haut que la terre, qu’il ne fait que passer sur cette même terre avant d’y être enfoui, la couverture la traduit par un vert tendre, celui d’un pré, celui de l’herbe, sur lequel les mots du titre, volontairement, se détachent à peine. Il faut voir alors, en les approchant à la lumière de la lampe, comme soudain ils resplendissent… Un monument non pour clamer une victoire donc, mais pour se souvenir qu’il convient de placer à leur juste place, qui est petite, et la vie et l’amour et la mort.
Éprouvante mélancolie d’Emily Dickinson. Qui veut vivre, disent ses poèmes, qui cherche à comprendre ce que c’est de vivre, fait l’expérience d’une impuissance radicale, mais celle aussi, bouleversante, de l’espérance :
« Mourir — sans Mourir
Et vivre — sans la Vie
C’est le Miracle le plus ardu
Qu’on propose à notre Foi — »
D’innombrables tableaux donnent à voir cette difficulté et ce miracle aussi. A côté des plus connus, comme Morning Sun (1952) de Hopper, American Gothic (1930) de Grant Wood ou Christina’s World (1948) d’Andrew Wyeth, il en est d’autres, de moins d’éclat, qui sont comme faits pour accompagner les poèmes les plus sibyllins ou les plus ténus. Quelle œuvre plus pertinente, par exemple, que le très symbolique Departure (1952) d’Agnes Pelton, pour faire face à ce quatrain :
« L’Amour — est antérieur à la Vie —
Postérieur — à la Mort —
L’Origine de la Création, et
L’Interprète de la Terre — »
Quel meilleur choix, encore, que la si délicate Cynthia (1954) de Moses Soyer, pour incarner l’invocation contenue dans ces strophes à la louange de la petitesse :
« Essayer de parler, ne pas y parvenir
Et le faire dire aux Larmes,
C’est la douce pauvreté de la Gratitude —
Les Haillons qu’elle porte —
Un plus beau Manteau si elle en avait un
L’aiderait à cacher,
Sans pour autant subjuguer le Mutin
Qu’on nomme ‘l’Âme’ — »
Lou Doillon, préfacière de l’ouvrage, soutient très justement qu’écrire même « quelques lignes sur Emily Dickinson » revient à « se borner à décrire l’invisible, l’espace entre les mots, le souffle qui précède, en cours, et laisse en suspens ». Cet espace invisible, ce souffle à peine perceptible, gageons que c’est celui qu’à chaque page on entend entre les poèmes et les tableaux. Écoutez plutôt la prière de la poétesse :
« Au nom de l’Abeille —
Et du Papillon —
Et de la Brise — Amen ! »
Singulière Trinité… Retour au paganisme, aspiration à un langage élémentaire ou adamique tant qu’on voudra. L’œuvre qui nous est offerte au regard, le Butterfly Festival (1956) de Charles Burchfield, merveilleux de légèreté, tient lieu de commentaire et de réponse. La fragilité des jours, qu’Emily Dickinson chante de sa voix ténue et cassée, réclame une écoute faite de compassion :
« Je peux traverser le gué du Malheur —
Des Étangs entiers —
J’en ai l’habitude —
Mais la moindre poussée de Joie
Me brise les Pieds —
Et je titube — comme ivre — »
L’imposant paysage de désolation que déploie Midwinter in the Sangre de Cristos (1936) de Gene Kloss fait écho à cette carte du malheur et de la peine. De même enfin, la proximité de la mort, ce thème récurrent dans l’œuvre, se dit avec une simplicité aussi désarmante qu’un geste du quotidien, comme s’il n’y avait aucune raison de faire du pathos là où il n’y a jamais qu’une évidence :
« On ne sait jamais qu’on part quand on part —
En plaisantant on ferme la Porte —
Le Destin — qui nous suit — la verrouille —
Jamais plus on n’aborde — »
Cette porte fatale, dont on ne peut parler tant elle évoque l’heure de la mort, n’est-ce pas très exactement, inquiétante mais familière en même temps, celle du tableau de Charles Sheeler The Upstairs (1938) ?
L’image n’est jamais là pour rendre visible le texte, à quoi bon ? Le texte est à lire, à murmurer, à méditer. Elle est convoquée, et c’est ce qui fait l’idée de génie de tout le projet éditorial de Diane de Selliers, pour le renforcer. Le poème, de même, n’est pas cité pour faire parler le tableau, pourquoi le ferait-il ? Il est là pour l’amener à une lecture. Quelle plus belle lecture faire des poèmes d’Emily Dickinson que dans cette édition exceptionnelle ?
Pascal Dethurens
Poésies d’Emily Dickinson illustrées par la peinture moderniste américaine, traduction et notes de Françoise Delphy. Sélection de 162 poèmes. Préface de Lou Doillon. Direction scientifique de l’iconographie et introduction « Des mots à la peinture : Emily Dickinson et le modernisme américain » par Anna Hiddleston. 170 peintures modernistes américaines de la première moitié du xxe siècle. 62 artistes présentés dans des notices biographiques. 1 volume relié sous coffret illustré, 412 pages, 24.5 × 33 cm éditions Diane de Selliers, octobre 2023, 230€
Sur le site de l’éditeur, on peut voir certains des tableaux évoqués dans cette note.