(disputaisons) Quitter sa langue natale, écrire en français, 14. Tom Reisen

Aujourd’hui, quatorzième contribution sur seize à la grande Disputaison de Poesibao, celle de Tom Reisen né à Luxembourg, qui dit avoir choisi la langue de personne.

Ne pas ou ne plus écrire dans sa langue maternelle, est-ce un réel choix ? N’est-ce pas la langue d’accueil qui vous élit ? Le poète tchadien Nimrod écrit : « J’ai écrit en français parce que les lettres françaises ont fait vibrer mon être au-delà de tout ce que je pourrais en dire. J’ai été élu, je ne suis pas l’auteur de mon élection. On dispense l’amour parce qu’on a été aimé. »
L’amour y est-il pour quelque chose ?
Est-ce une fuite, un exil, un rejet de son pays, une décision politique ? « Écrire dans une langue étrangère est une émancipation. C’est se libérer de son propre passé », déclarait Cioran. La langue adoptée est-elle une « contre-langue » (maternelle) ? Un exil dans l’exil ? Si tant est que la langue du poème est une langue étrangère inscrite dans une langue natale (« la langue du poème est une “ langue étrangère ” » déclare Emmanuel Laugier en écho à Gilles Deleuze : « autant dire qu’un grand écrivain est toujours comme un étranger dans la langue où il s’exprime, même si c’est sa langue natale »). Est-ce être nulle part ?
L’adoption d’une autre langue correspond-elle à un déplacement physique ?
Samuel Beckett disait rechercher, dans la langue française, une langue sans style, « essayant de trouver un rythme et une syntaxe d’extrême faiblesse » (« trying to find the rhythm and syntax of extreme weakness ») : le choix du français fait-il abandonner un style ? Chercher un autre style ? Affaiblit-il le sens ? Est-ce une autre personne qui apparaît dans l’autre langue ? Peut-on parler d’un devenir-autre ?
Et pourquoi le français ? Dont Cioran disait que c’est une langue sclérosée, arrêtée. Offensif, Kateb Yacine quant à lui déclarait : « j’écris en français pour dire aux Français que je ne suis pas français ».
Les questions sont nombreuses, elles se posent en vrac car l’histoire de la langue de chacun est un monde. Alors c’est l’histoire de poètes qui se sont aventurés dans la langue française, qu’on voudrait lire.

Cette nouvelle Disputaison sera publiée en deux livraisons. Elle a été conçue et préparée par Jean-Pascal Dubost.

Aujourd’hui, quatorzième épisode avec la contribution de Tom Reisen.

Quitter sa langue natale ?

C’est un de mes premiers cours à la faculté de lettres, à Caen. Woyzeck de Büchner. En traduction française. La chargée de TD discourt sur l’importance du « temps » dans les premières scènes ; le temps comme durée et comme phénomène météorologique. Je fais observer que l’allemand connaît deux mots différents pour ces termes et que l’ambivalence, féconde pour l’interprétation, n’existe pas dans la version originale. Explication embarrassée. L’exercice est celui de l’explication de texte et en l’occurrence le texte, le texte français, permet ce jeu de mots sur l’homonymie. 

La révélation passe toujours par l’anecdote.

La France est le pays d’une langue. Ce n’est nullement le cliché du Français « nul en langues » qui est ici visé ; plutôt le constat que jusqu’il y a peu, la littérature étrangère n’est parvenue en France que par le biais de la traduction. Moins étrangère donc, domestiquée, déjà un peu française, convergeant vers son centre naturel Du monde entier comme le clame le titre révélateur de la fameuse collection de Gallimard. Edgar Allan Poe traduit par Baudelaire, c’est presque un décadent français… Le cas de la France n’est pas atypique. Mais ce n’est pas tout.

Le français est la langue d’un seul pays. Ceci mérite explication. Depuis les années 1960, sous l’influence des nouveaux décolonisés, la Francophonie s’est développée sur la promesse d’une plus grande diversité, d’une langue « en partage », multipolaire. L’idée a pu trouver des adeptes, parce qu’elle offrait un rempart idéologique à la domination politique et économique (et donc culturelle) de l’anglo-saxon. Concept vicié à la base, car il eût fallu pour sa mise en œuvre une véritable décentralisation politique et linguistique. Or les parlers wallon, québécois, romand ou africain restent encore largement un objet de curiosité amusée en « métropole ». Et qui disputerait à Paris le siège de l’OIF ?

Le cas de l’anglais est différent. Parce qu’il y a eu, très tôt, un deuxième pôle rival outre-Atlantique et parce qu’aujourd’hui à peu près tout le monde le parle (mal). La langue française, elle, n’a pris racine que dans les pays que la France a dominés à un moment de son histoire. Son emploi comme langue de culture universelle – Quand l’Europe parlait français – est une parenthèse qui s’ouvre au Grand Siècle et culmine avec celui des Lumières. Avec, depuis, une survivance anecdotique et une brève et inattendue résurgence dans les années d’après-guerre. Disons-le avec une pointe de provocation : le français ne s’est jamais émancipé de la France.

Pour l’écrivain francophone que je suis, le rapport dont il est question est celui d’une tension entre la norme et la déviance ou, pour utiliser une terminologie qui m’est chère, entre le centre et la périphérie. Cette périphérie est un lieu dans lequel on s’installe et depuis lequel on guette les tremblements du centre. C’est aussi une langue, une langueur, le désœuvrement de ces banlieues dont Julien Gracq, dans La Forme d’une ville, dit qu’elles « vivent l’oreille collée contre le battement étouffé d’un cœur ». Quelque chose qui tient du désir. Inassouvi.

J’ai d’abord cru au mal de l’exilé ; je célébrais la nostalgie (au sens étymologique du terme). « Je suis une douleur de langage », écrivais-je. Un vers obscur, grain tombé en terre. Ce n’est que récemment, en lisant un essai de mon compatriote Jean Portante, que j’ai mieux compris la nature de cette douleur. Jean y écrivait : « à propos de la langue, celle qui fait mal à ceux qui en ont plus d’une… »

L’auteur qui s’exprime dans une langue-qui-n’est-pas-la-sienne ne souffre pas parce ce qu’il quitte sa langue natale. Et certainement les prétendues qualités (ou défauts) stylistiques ou syntaxiques du français qui présideraient à ce choix sont des explications un peu trop simples et simplistes. La vérité, c’est qu’on ne quitte jamais véritablement sa langue. « Plus d’une… » c’est l’unicité qui se fissure. Et peut-être aussi l’espoir de trouver la langue sous les décombres des langues. La prise de conscience, alors qu’on vient déjà de perdre de vue la côte, qu’il n’y a d’autre issue que le naufrage.

Reste la question : pourquoi le français ? C’était la seule langue que mon père luxembourgeois et ma mère serbe avaient en commun. Je suis né entre deux langues et j’ai choisi, pour m’exprimer, la troisième. La langue de personne.

Tom Reisen

Né à Luxembourg, il publie son œuvre poétique aux éditions Phi.