Didier Cahen, “Squelêtre”, lu par François Rannou


François Rannou ouvre ici pour les lecteurs de Poesibao ce nouveau livre de Didier Cahen, “au bord du débordement originel”.


 

Didier Cahen, Squelêtre, La Lettre volée, Bruxelles, 2023, 120 p, 5 photographies noir et blanc, 18€


Je viens de terminer Squelêtre. Au-delà du mot-valise, j’entends aussi squale et lettres, c’est-à-dire l’être comme un requin qui “s’cale” en soi, en nous. On pourrait penser à la lucidité crue de Lautréamont mais on est plutôt, avec ce livre, du côté de la modernité selon Baudelaire : l’éphémère allié à l’infini, pour trouver, au moins dans les mots, « un matin respirable ». Même « à bout de souffle » (c’est le titre d’une section du livre), il faut « tenir », « tête contre tête », parvenir, au-delà d’un « selfie » qui vente comme une tempête (« L’orage est là, tu vois ») d’images bousculées servant de portrait, à dresser un « verbatim » de ce qui est « Cité à comparÊtre ». Cahen, pour cela, sait qu’il peut compter sur ses rencontres avec les gens d’images, du « PARÊTRE », le photographe Philippe Blache et le peintre Gérard Garouste. Un itinéraire peut ainsi mener de la « photoriginelle » au « je-non-je ».

En lisant, j’entends, j’écoute, ça vibre de paroles presque dites, de non-dits qui interpellent, de bégaiements (« Je m’arrête, je bégaye / L’histoire est ainsi faite ») très articulés pour prendre au piège ce qui pourrait rendre compte d’une expérience « à nu », visant la nudité, toujours rêvée car il faut y tendre sans attendre mais sans fausse tendresse : dresser une carte de lucidité qui désosse. Cahen retourne, à la lettre (« KN »), ce qui embaume le sujet. Il le fait avec l’énergie de celui qui enfreint l’interdit de langue, reprenant à son compte les techniques d’avant-garde (on pense à Denis et Maurice Roche, également aux expérimentations des Téhixtiens entre autres). Face au temps compté, le sien propre, le nôtre, covidé, défait, sans désormais quasiment plus d’accès au symbolique, avec Cahen « on se tient solidement/ au cœur de la tempête ».
C’est un temps de l’énonciation pure qui voudrait retenir le présent, la mémoire, l’au-delà et l’en-deçà de soi-même et du monde, les résoudre en un poing qui s’ouvrirait, délierait ses phalanges, créerait un courant toujours à venir, espéré, suspendu… Que ce livre maintienne cela ainsi, à la source, au bord du débordement originel… Sans certitude autre que le poète comme terrain d’expérimentation, et c’est beaucoup : « on reste sur le qui-vive », « Corps éprouvant surtout/ les sons inaudibles qui nous bercent »… 

François Rannou

Didier Cahen, Squelêtre, La Lettre volée, Bruxelles, 2023, 120 p, 5 photographies noir et blanc, 18€
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