Yves di Manno traverse pour Poesibao « Dâh », livre de Christope Macquet dont il partage les affinités électives pour le Cambodge.
Christophe Macquet, « Dâh. Dans la nuit khmère », Lurlure, 2022, 390 pages, 28 €.
Une autobiographie fracassée
Je n’ai jamais rencontré Christophe Macquet, et je le regrette. Nous avons correspondu il y a une quinzaine d’années, suite aux livres qu’il publiait alors aux éditions du Grand Os et qu’il avait eu la gentillesse de m’adresser, en raison sans doute de mes propres affinités électives avec sa terre d’adoption. Après tout, nous ne sommes pas si nombreux à avoir considéré le Cambodge comme une sorte de patrie intérieure, supplantant à certains égards notre contrée d’origine, ni a fortiori à lui avoir consacré une partie de nos travaux d’écriture. Et j’avais été intrigué par ce qui se profilait derrière ces trois petits volumes (Cri & Co, Kbach, Tchoôl ! – auxquels s’était ajouté Luna Western, publié quant à lui à Buenos Aires…) : on sentait que des aléas excédant le seul appel de l’aventure avaient amené leur auteur à se fondre dans une société étrangère dont il avait fini par apprendre la langue, l’histoire, les règles – suffisamment en tout cas pour s’y établir une décennie durant, avant de poursuivre son parcours sur d’autres continents.
Là-dessus, dix autres années passèrent. Et voici qu’aujourd’hui Christophe Macquet, de retour au Cambodge, resurgit avec un livre énorme, un peu monstrueux même, et qui est de toute évidence l’aboutissement de cette vie d’écriture secrète et de ces périples incessants, dont il nous livre les éclats dans une autobiographie fracassée, éparse, syncopée, qui se joue de la chronologie et tente au contraire de s’inscrire dans le cercle arrêté du temps.
Contrairement à ce que pourrait laisser croire son titre, Dâh. Dans la nuit khmère ne se déroule pas uniquement au Cambodge, tant s’en faut. C’est en effet toute la vie de Christophe Macquet qui est ici envisagée, depuis son enfance à Boulogne sur Mer, puis sa jeunesse vagabonde – nous entraînant tour à tour aux Philippines, en Asie centrale, en Argentine, au Népal, mais dans le plus complet désordre : ou plus exactement dans un montage savamment éclaté, qui nous fait souvent passer d’un continent et d’une époque à l’autre au sein d’un même paragraphe… Tout comme se croisent les divers hétéronymes de l’auteur (Avine, Archibald, Zénon, Varman-Rosée…) et les registres d’écriture les plus variés – il y a 108 chapitres au total, augmentés de 108 photographies, dont la visée n’est nullement documentaire – comme s’il s’agissait d’exténuer la langue, de la dynamiter ou de l’écarteler : entre rêve et reportage, poésie et narration, tout en épuisant la matière d’une existence inenvisageable dans sa continuité mais dont la vérité profonde se cherche à travers l’expansion lexicale, la litanie, l’incantation… Même si le pays khmer reste la toile de fond principale et si le récit nous y ramène constamment – comme au sein maternel – l’auteur en ayant assimilé l’histoire, les mœurs et la culture en profondeur (1)
Connaissant un peu le contexte, je puis assurer que cette immersion est assez remarquable, sans que Christophe Macquet se départisse jamais de son statut d’errant, d’éternel étranger. Il dresse d’ailleurs souvent de lui-même un portrait peu flatteur, insistant comme à plaisir sur les épisodes les moins glorieux : les beuveries, les maladies infectes, les dérives hasardeuses… Bien qu’il y ait sans doute une certaine complaisance à se montrer sous un jour aussi peu reluisant, on entrevoit souvent derrière ces longues coulées verbales et ces rares trouées de lumière le drame plus secret – et peut-être encore en suspens – d’un homme qui a tourné le dos à son propre pays (ne supportant pas son hypocrisie, sa cécité, ses mascarades) mais aussi à la voie que l’écriture aurait pu lui offrir : posture évidemment rimbaldienne (pour le dire vite) mais répétée dans un tout autre contexte et un monde définitivement désenchanté, hormis lors de brèves épiphanies.
Il y a aussi tout un travail sur la mémoire, les souvenirs enchevêtrés, une façon de brasser la matière d’une vie en vue d’en épuiser la trame et d’en révéler le mystère incomplet, y compris à ses propres yeux. Sous cet angle, la démarche de Macquet n’est pas sans évoquer celle de Frédéric-Yves Jeannet, autre exilé notoire et déserteur de l’Europe effondrée… On songe aussi par moments à la prose inclassable de Kerouac, dont l’énergie et la détresse imbriquées ne sont pas sans rapport avec le montage savamment chaotique de Dâh. Il y a enfin, au cœur du projet lui-même, une attraction et un dégoût inéluctablement liés à l’endroit de la « littérature », ou plus exactement au fait même d’écrire. A plusieurs reprises au cours du livre, la poésie telle qu’elle est pratiquée de nos jours est vouée aux gémonies. Il y a même, au détour d’une page, une condamnation sans appel d’Yves Bonnefoy, « poète d’amphithéâtre, rimbaldien en patins, shakespearien en chaussons », qui témoigne comme en négatif de l’ambition inavouée de l’auteur : et qui vise bien sûr à combler le fossé opposant l’écriture à la vie.
Tout n’est pas parfait dans ce livre, et c’est sans doute heureux. Deux ou trois chapitres plus narratifs – et comme extérieurs au récit principal – auraient pu en être écartés. Certains passages se répètent, quelques diatribes paraissent un peu faciles, quelques propos déplacés. Mais la verve, l’invention verbale, la maîtrise stylistique sont constantes et c’est cet élan général qui l’emporte : la fuite perpétuelle vers un impossible ailleurs, un bonheur introuvable, une langue qui se dérobe et qui finit pourtant par se trouver, dans les meilleurs moments, avec une densité charnelle. Cela passe par un accueil scrupuleux du réel – mais aussi par l’effroi, l’amertume, la déroute qu’il suscite parfois. Et cela donne à l’arrivée un livre sans modèle, dont on imagine qu’il aurait pu être dix fois plus long, mais dans lequel se dévoile comme rarement dans le monde d’ici le destin d’un authentique écrivain, demeuré à ce jour invisible – ou plus exactement caché : dans la nuit khmère ?
Yves di Manno
Christophe Macquet, Dâh. Dans la nuit khmère, Lurlure, 2022, 390 pages, 28 €.
- On trouve même à la fin d’un chapitre consacré au dieu Ganesh une citation de la dernière conférence que Bernard-Philippe Groslier avait faite à la Sorbonne en 1984, à laquelle nous avions assisté et que la mère de Samret avait retranscrite à l’époque pour la revue Seksa Khmer…