Mazrim Ohrti lit, pour Poesibao, ces poèmes de Céline Walter qu’il compare à un chat sur le mur d’une parole.
Céline Walter est un chat qui hante d’abord ses propres jours et nuits. Elle est cette « autre poète de gouttière » qui évolue sous un regard vigilant mais tranquille, sur le mur d’une parole qui sépare la pudeur du dévoilement, suivant les contours de sa mémoire. Ce genre de mémoire dont on écarte d’emblée les rejetons nuisibles et sur laquelle on ne dépose pas de reliques, qu’on refait roborative de son temps présent au contraire. « Ces petits pas devant soi / Qu’il faut compter quand même » garantissent une déambulation mesurée, féline par son degré d’assurance. Poèmes de gouttière déroule une versification dans un souffle dense et au rythme soutenu. Les éléments naturels sont à l’honneur. Ils créent un espace de recueillement pour la femme-auteure visant une unité avec le monde, et par-là même un lien avec son enfance. Pour « Être au monde / Quand naître ne suffit plus… ». À ce titre, Céline Walter s’offre quelques flashbacks en guise de simple balade, sous couvert d’une mélancolie sans faille pour autant sous ses pas : « De nos dix doigts sur une vitre / Deux paumes ouvertes / Comme une peinture d’enfant / Encore fraîche / Qui ne sèchera plus // De l’autre côté du monde / On s’en remettra ». Ces mots témoignent de la puissance diachronique d’une conscience singulière qui s’est fait jour très tôt. Comme dans nombre de ses recueils, l’enfance est ramenée d’une contrée à la fois proche et lointaine, avec acceptation, un minimum d’aplomb. Une enfance prise en otage par un présent qui ne lui concède rien de salutaire ni de pernicieux (« Dans des histoires de course en sac / d’enfance à emporter »). La revisitation de cet espace-temps s’instruit alors comme une re-vie. Et si résidus de souffrance il y a, non seulement ils se voient absorbés par le poème mais encore ils préservent une position d’équilibre à l’encontre de toute position victimaire. C’est en ce sens que les poèmes de Céline Walter marqués d’une empreinte romantique s’accordent à l’amor fati.
« À la place du temps / j’ai un visage », ainsi commence le long poème « Ombre sans épine ». Magnifique parole qui se recentre au cœur du monde, subordonnée à l’ordre universel contre quoi nostalgie facile ou toute tentative de réflexion sur la fuite du temps seraient vaines. L’impermanence laisse place à l’ombre qui contient sa réalité propre, aussi vivante et puissante que l’être ou l’objet dont elle émane, donnant d’accorder un sens profond au monde invisible au moins aussi légitimement qu’à la réalité visible. Ce poème précis « qui arrive des quatre saisons / il lui faut / naître / d’une cinquième vérité ». On entendrait presque « cinquième vérité » comme quatrième dimension. Quoi qu’il en soit, c’est d’une ode véritable qu’il s’agit ici. Ode à la vie intérieure de l’auteure, indéfectible de sa parade mythologique immanente, hors temps, hors espace. Céline Walter invite son ombre à chanter dans l’espoir d’une fusion achevée, pour parfaire son être, en « ce nous innombrable / (…) dégoulinant / de l’onde première », embrassant ainsi la totalité du monde.
A la lecture des « poèmes de gouttière », une porte s’ouvre sur la générosité. La générosité d’une écrivaine que ne trahit aucune posture, qui va l’amble, de recueil en recueil, sans faire de bruit. « Poèmes de gouttière » peut se lire d’une traite tant fluidité et magnétisme se confondent. D’une parole, légère, privée d’un orgueil synonyme de pesanteur qui s’élève au-dessus de la page. Parole guidant un monde peuplé d’ombres passant d’une dimension à une autre, de parfums, de rumeurs, de soupirs, d’incantations subtiles à Éros pour mieux clouer la mort au pilori. Céline Walter écrit avec ses tripes, son sang et ses sens, flirtant avec un certain romantisme. En elle flotte un esprit qui hante le présent d’une manière plutôt réussie.
Mazrim Ohrti
Céline Walter, Poèmes de gouttière, Editions de Corlevour, 2024, 15€ (num. 8€)