Cécile A. Holdban, « Osselets », lu par Pierre Gondran dit Remoux


Pierre Gondran dit Remoux mène ici une fine analyse de ce livre et explore la passionnante question de la parémie.



Cécile A. Holdban, « Osselets », Le Cadran ligné, 2023, 48 pages, 13 € (accompagné de dessins de l’auteure).


Ma mère jouait très bien aux osselets et, de son enfance campagnarde, elle se remémorait les authentiques os de tarse de mouton d’alors — que le jeu rendait peu à peu moins organiques, plus abstraits. Jouer avec le concret des choses, Cécile A. Holdban nous y invite en dix poèmes (« Nuagier », « Échelle », « Ricochets », « Silence », « Origamis »…) comme autant de figures de lancer d’osselets. Adresse, méthode, itération, telles sont les qualités qu’elle réunit dans un objectif si modeste qu’il n’en est rien moins que phénoménologique : dire quelques-unes des choses à dire du monde timide qui l’entoure. Les appeler par leur nom. Tenter de les faire s’approcher de soi dans la langue. Réduire la distance.

« La goutte fait déborder le vase
le mot submerge la voix
Entre la fleur et sa pensée
il n’y a plus de tige
 »

Pour cela, l’autrice orfèvre monte et sertit le nuage, le chemin, l’écume, la goutte… d’un fil syntaxique le plus délicat et discret possible. Aussi utilise-t-elle des énoncés parémiques (au tour limpide de proverbes, d’aphorismes) ou scientifiques (à l’axiomatique concise, mais également aux figures d’analogie, qui sont nombreuses en sciences quoi qu’on en dise), deux styles d’énoncés mis tout entier au service du référentiel — la chose du monde.

« Le temps coule toujours
dans le sens inverse
de l’eau que l’on boit »
« Toute feuille qui tombe a des ailes »
« Le ciel entier tient
sur la crête d’une seule vague »

Des spécialistes de la parémiologie que j’ai tenté de lire, je retiens le paradoxe suivant : ils ont bien du mal à s’accorder sur une définition consensuelle de ce qui fait maxime ou proverbe, alors que tout un chacun en reconnaît instantanément la tournure en l’entendant. Telle est la puissante « perception de la proverbialité » — elle joue pleinement ici. En découle pour partie le pouvoir évocateur de ces poèmes, car la parémie tend à convoquer chez le lecteur des « prototypes » : on croit y lire le « vrai nom » (terme du linguiste Marc Dominicy). Mieux, au sein de la structure figée de la sentence, enchâssé dans cet étai neutre où les mots connecteurs s’effacent, le nom de la chose vibre en toute liberté. On osera parler de « proverbes vifs » !
Ce travail de la langue est aussi répétition têtue (voir l’extrait) : les formes courtes alternent librement (quatrains, tercets, distiques) et forment des spirales argumentaires qui creusent le sillon du réel. Nommer, nommer, nommer encore, faire parcours pour saisir à chaque station une nouvelle facette d’un galet, d’une rose, d’une feuille dans sa chute… Sans cesse lancer la « mère » (l’os maître) dans les airs, hors le vers, pour mieux la rattraper dans une forme renouvelée par la combinatoire des mots-osselets, une signification inédite, une essence approchée.
Cette patience attentive, cette intelligence de la langue ont une source et un enjeu : le regard de la poétesse (et dessinatrice) posé sur le monde. Peut-être ce regard est-il taoïste (« Le chemin connaît le chemin/cela ne l’empêche pas de s’égarer » écrit-elle) ou bien est-il celui-là même que Francis Ponge met au centre de sa poétique : « Il est une occupation à chaque instant en réserve à l’homme : c’est le regard-de-telle-sorte-qu’on-le-parle, la remarque de ce qui l’entoure et de son propre état au milieu de ce qui l’entoure. Il reconnaîtra aussitôt l’importance de chaque chose et la muette supplication, les muettes instances qu’elles font qu’on les parle, à leur valeur, et pour elles-mêmes, en dehors de leur valeur habituelle de signification, sans choix et pourtant avec mesure, mais quelle mesure : la leur propre. » (Les façons du regard, 1927).

Pierre Gondran dit Remoux

Extrait (p. 11) :

NUAGIER

Chaque nuage
quelle que soit sa forme
est la cosse
d’un rêve

Pour écosser le nuage
l’œil trompe la langue
et doit plonger le mot
dans le voile de l’eau

Le nuage dont on peut
atteindre le contour
n’est plus un nuage

tout nuage fabrique
sa propre serrure
pour ouvrir au vent

Le temps étiré des nuages
emmaillote le ciel
dans sa propre clarté

Nuages : floraison intime
chaque ciel se souvient
de son nuancier

L’enfance des nuages
se déroule sur terre
en grandissant, ils s’élèvent

Les nuages, nés au fond d’un abîme
montent en nous
tout au long de notre vie

Dans le thé, nous apprenons
à détacher la peau
qui alourdit le nuage

Le nuage obscur
retrouve sa source de lumière
en s’allégeant

Le soir de vent
le ciel déborde
du vin des nuages

La pluie adoucit
l’humeur sombre des nuages

Le soir, les nuages plongent
tels des troupeaux de dauphins
sans rider les eaux