Bernard Sesé, « Ivre de l’horizon », lu par Jacques Robinet


Jacques Robinet initie le lecteur de Poesibao à l’œuvre poétique de traducteur, essayiste et poète Bernard Sesé, disparu en 2020.



Bernard Sesé, « ivre de l’horizon », Éditions La tête à l’envers, 2023, 130 p., 18€


J’ai lu, relu, les vers mystérieux de Jorge Guillén que Bernard Sesé a choisi comme exergue de son livre : ivre de l’horizon, me demandant pourquoi il en faisait le sceau de son secret intime, peut-être le plus caché dans toute sa poésie. Les voici :

Ser, nada más. Y basta
Es la absoluta dicha
!Con la esencia en silencio
Tanto se identifica !

Et voici la traduction que j’en propose, après m’être longuement interrogé :

Être, rien de plus. C’est tout.
Tel est le bonheur absolu
si bien identifié
en silence à l’essence

Ce qui revient à dire, si je ne me trompe, que la joie de vivre se confond avec notre essence, ce qui fait notre être. Nul autre mystère plus profond que cette joie d’être au monde, nul autre chant mieux accordé à ce bonheur absolu.
Cela est dit sous forme d’énigme, comme pour ne pas en déflorer l’intensité et la grâce, sous l’ombre de l’arcane si chère au poète que je veux célébrer aujourd’hui.

Ivre de l’horizon : titre qui découvre son exultation : ivresse de vivre, de la naissance à cet ailleurs inconnu : l’horizon où le cœur souhaite se perdre pour que s’accomplisse l’élan de joie qui est son essence et son être.
De tout cela, jamais le voile n’est levé, tant la pudeur est extrême de ce familier des mystiques dont la modestie jamais ne s’est démentie. Le secret est sa marque et ce n’est pas étonnant qu’il ait été dès son origine, un des plus grands collaborateurs de la Revue SIGILA qui, elle aussi, s’abrite sous l’énigme du secret ou du mi-dire comme aiment à le décrire les psychanalystes.
Car Bernard Sesé n’ignorait rien de cette science freudienne où jamais la vérité ne sort nue de son puits, où le verbe ne cesse de poursuivre à travers les arcanes de la parole et du silence, le mystère de son être au monde, les raisons de ses tourments et de sa félicité. Il était trop soucieux des dérobades de l’inconscient pour en brutaliser la démarche :
 
Je suis le secret qui t’acclame
l’énigme qui te frôle en vain

écrit-il dans Le clandestin, poème qui exprime si bien sa quête d’un horizon qui toujours se dérobe, qu’on ne peut que frôler. Surtout quand on a conscience de ne jamais savoir arrêter la course, car « d’un mot à l’autre, je ne suis plus le même », comme il aimait le répéter, attachant à ce vers du poème La source une importance primordiale, jamais démentie.

Le poète, le vrai, celui qu’était Bernard, est un être en perpétuel mouvement, tendu vers un horizon qu’il ignore, mais qui l’attire comme l’aimant la limaille. Et tel, il apparaît à travers ces poèmes dont les sujets diffèrent sans que jamais ne change l’attraction bouleversante de qui pouvait écrire : « Je ne suis rien, je suis un autre ». Tel est bien le destin de la limaille qui n’est rien, tant qu’elle ne s’avère pas être autre, en fin de course, au moment de rejoindre cet horizon qui l’attire.
La joie qu’évoquait Guillén est celle de ce mouvement qui ne cesse de s’émerveiller de transiter du non-être à l’être, du nada des mystiques, à l’éclosion de ce qu’il porte en soi. 
Nous avions parlé ensemble de la difficulté de traduire ce mot nada, que le rien français mutile et réduit comme un coup de fouet. Nada ouvre des ondes qui se déploient vers l’horizon inatteignable, peut-être est-ce sa proximité avec la nada de l’espagnol, qui veut dire nage, effort pour traverser la vague, tension vers un but qui s’éloigne sans fin.

Poète du silence, de la réserve et de la joie, Bernard Sesé ne pouvait être que le chantre de l’amour, ce feu dévorant qui nous tient debout et nous ravive quand nous défaillons pour accorder notre être à l’horizon qui s’enflamme. Je le cite dans ce poème intitulé si justement : À demi-mots :

Un ciel de pierre où les mots
Sont la voix du silence.

Meurtrie de soif ou de splendeurs.
Ou seulement de la rumeur,

D’une présence,
Ou son absence

Soif ou splendeurs ; présence ou absence ; les mots : voix du silence. Signifiants majeurs qui scintillent ou frissonnent à travers toute l’œuvre de ce grand poète.
La tension est si grande ; si grand aussi le silence qui la protège, dans cette marche qui oscille d’une présence à son absence.

Qui pourra étouffer cette voix fiévreuse, hantée par l’énigme d’être au monde et la quête d’un secret toujours dérobé ? Énigme et secret, le second surtout, font partie du vocabulaire le plus insistant du poète. Qui dit énigme se méfie de toute réponse, mais qui parle de secret se heurte à une pierre dure et fermée qui refuse d’être brisée.

On n’est pas impunément le grand traducteur de Jean de la Croix et de tant d’autres mystiques, sans participer d’une façon ou d’une autre à leur quête amoureuse, toujours insatisfaite.
Je ne veux pas tirer Bernard Sesé où il refuserait d’aller, mais je reconnais en lui un poète profondément métaphysicien et c’est lui, qui, bien souvent, m’a fait battre le cœur :
De jour en jour/ de saison en saison/ les lettres écorchées/ des constellations/ prenaient le large, écrit-il dans le poème « Jour de personne ». Et dans cet autre qui a pour titre Quatrième dimension, il insiste : Les mots qui s’esquivent/ à perte de vue/ s’en vont rechercher/ leur âme perdue.

Ainsi avance, dans la nuit obscure qui cherche sa lumière, le poète soumis aux lois inconscientes du langage, qui se sait porté et transformé sans fin par lui, mais toujours en quête de son « âme perdue ».
Bernard Sesé ne clôture rien, ne donne aucune réponse définitive, laisse au Grand Autre son silence et sa nuit, mais sait que « là où était l’obscur/s’ouvre la voix captive » comme il est dit dans le poème Murailles du silence.
À l’exemple de Jean de la Croix, du fond de sa geôle, le poète cherche les mots avides de lumière.

Ivre de l’horizon, cet horizon qui n’est pas fermeture, mais ligne indécise qui sépare les mondes du visible et de l’invisible. Écoutez-le à nouveau, si familier des excès et de l’insuffisance du langage, dans ces vers du poème Le souvenir :
 
Nous étions dans le vent/ Dans l’ombre ou la lumière/ mais tout était de trop/ Même ces mots furtifs/ qui s’accrochaient en vain / Aux sourires des choses 

Jeux de l’absence et de la présence, de ce qui se donne et fuit, les alternances inquiètes se succèdent sans fin. Ici jamais parole ne s’avoue vaincue par le silence, jamais silence n’absorbe sans lui restituer une force nouvelle la parole qui toujours questionne et voyage.

Aucun jardin, malgré ses fleurs, ne peut se refermer sur lui-même comme il est dit dans le poème Prisonnier du regard : 

Mais ce jardin/ses arbres et ses fleurs/où j’avais mes raisons/Non de cueillir les roses/ Mais d’y recueillir l’ombre/J’y puise mes secrets »

Que savons-nous de ces secrets sinon leurs parenthèses toujours refermées, pour que l’attente rejaillisse comme la source du rocher, ou la braise de ses cendres ?
La course, jamais, ne s’achève. Tout recommence inlassablement. Poème après poème, le poète poursuit sa quête émerveillée de n’être jamais comblée.

Rien n’y fait, mon cher Bernard, vous resterez pour moi jusqu’à la fin, comme tant de vos mystiques, une planète perdue dans l’immensité des mondes, amoureuse pour toujours d’une étoile tour à tour lumineuse et cachée qui l’attire, l’éclaire et la fait vivre.

Qu’on me permette d’évoquer pour conclure ce joli signe lumineux que Sylvie Sesé Léger, son épouse, m’a rapporté après les obsèques de Bernard. L’église était froide en ce jour de novembre où soudain a surgi, venu de nulle part, un papillon joyeux qui voltigeait du cercueil à la chasuble de l’officiant. Oubliez la visite d’un ange, si vous n’y croyez pas, mais retenez celle du duende fantasque, lutin capricieux si cher à Federico Lorca et à Bernard Sesé, l’âme de la poésie, venue lui rendre hommage.

Jacques Robinet

Bernard Sesé, ivre de l’horizon, Éditions La tête à l’envers, 2023, 130 p., 18€

 

NDLR : Bernard Sesé, né le 27 avril 1929 à Neuilly-sur-Seine et mort le 6 novembre 2020 à Paris, est un universitaire, essayiste, traducteur et poète français, agrégé d’espagnol, et titulaire d’un doctorat d’État de psychologie clinique. Lire la suite