Benoît Casas, “Combine”, lu par Gérard Cartier


Gérard Cartier embarque le lecteur de “Poesibao” pour un long parcours dans les 1000 poèmes du livre de Benoît Casas


 

Benoît Casas, Combine, Éditions Nous, 2023, 272 p., 20€


 

Fille du hasard

 

Combine est l’un de ces livres dont on dit d’ordinaire qu’on les pose à son chevet pour les lire à son rythme, un peu chaque soir, avant de s’endormir – ce qui est le meilleur moyen de les oublier. Or, je l’ai lu quasiment d’une traite et j’ai écrit cette note sans l’avoir préméditée, presque sans le vouloir. Ce gros recueil (250 pages) rassemble mille poèmes courts disposés en carré sur les pages, en deux séries superposées, numérotées en partie supérieure de 1 à 500 et en partie inférieure de 501 à 1000. L’annexe signale qu’ils ne sont pas agencés dans l’ordre chronologique, ni dans tout autre ordre intentionnel, mais que leur succession résulte d’un tirage au sort – ce qui suggère qu’on peut aussi les lire en se confiant au hasard qui a présidé à leur mise en page. On sent que ces manœuvres de lecture ont à voir avec la « pratique du hasard » revendiquée par l’auteur dans l’acte d’écrire lui-même. Moi que les nombres ont formé, je m’en suis tenu à l’ordre proposé, parcourant donc deux fois le recueil, pour lire d’abord la séquence supérieure, ensuite la séquence inférieure.

Ce recueil a été écrit, au moins en partie, lors d’une résidence d’écriture à Saorge, dans la vallée de Roya. Le monastère où Benoît Casas était hébergé (« 692. Saorge / fresques / sur les murs / de la cellule / où je travaille / l’une d’elles / tête de mort / avec les tibias / entrecroisés »), la nature alentour, les créatures qui la peuplent (un renard au nez pointu, des libellules que l’auteur se plaît à photographier avant de les confier à ses phrases), un amour, confèrent à ces pages un poids sensible qui équilibre heureusement ce qui en fait l’essentiel : une réflexion en acte sur la pratique du poème. On pourrait craindre, à cet énoncé, une nième répétition des recueils secs et obsessifs qui ont saturé notre poésie à une époque encore proche. Il n’en est rien. D’abord du fait des éclats de vie, des photographies verbales qui colorent ces pages et les diversifient. Elles concourent pourtant à l’ensemble par la méthode d’écriture dont elles témoignent, fruit d’une éducation du regard qui cherche moins à embrasser une totalité qu’à saisir des détails, démarche humble mais répétée aux dimensions d’un vaste geste. Quant aux poèmes réflexifs, nombreux, on ne saurait dire qu’ils font système ; ce sont des pensées inopinées, de celles qu’on note sur son carnet au cours d’une promenade, mais tracées d’une main ferme, incisées dans une forme aussi ramassée qu’il est possible. Au total, il n’y a pas une page sans une image qui flatte l’imagination ou suscite en soi un long écho, ou une pensée piquante, ou simplement juste. Tout ceci apparemment en se confiant à la vitesse ; ce sont des poèmes blitz, mais écrits au pas de montagne afin d’éprouver chaque mot (« 913. J’écris / court / parce que / je regarde / chaque / mot / qui / s’écrit »), ce qui, dans l’esprit de l’auteur, justifie certainement le dispositif de coupe courte adopté, qui met tous les mots en relief.

Ces poèmes, toujours brefs, sont souvent faits d’une seule phrase, échelonnée sur la page à raison d’un ou deux mots par vers. J’ai commencé ma lecture en respectant mentalement et oralement leur disposition. Mais ils sont hachés si menu que cette métrique m’a semblé peu opérante : le geste de couper le vers ne joue plus avec le sens, ce qui est, pour moi, l’un des plaisirs de la poésie. Après quelques pages, j’ai donc continué ma lecture sans marquer les pauses de fin de vers, en les disant d’une traite. Pour me justifier de cette impiété, je me recommande de Benoît Casas lui-même : « 748. L’écrivain / s’efface / devant l’œuvre / et l’œuvre / est tributaire / du lecteur. ». C’est-à-dire : l’auteur propose, le lecteur dispose. J’ai donc lu ces pages comme on lirait un recueil d’aphorismes, les Pensées de Joubert, auquel il m’a parfois fait penser, pour leur composante réflexive (« 464. La chose / l’amour / est définie / souvent / par la quantité / de malheur / qu’il sait / provoquer. »), ou un recueil d’instantanés poétiques, les Cent Phrases pour éventails de Claudel par exemple, pour leur composante sensible (« 421. Femmes / maçons / qui portent / sur la tête / une pierre / comme un / soleil / éteint. »).

J’avais commencé ma lecture sans prendre de notes. Je me suis bientôt ravisé, recopiant les poèmes qui m’intéressaient ou me touchaient le plus – j’en ai ainsi rempli quatre pages d’une fine écriture serrée. J’en donne quelques-uns ci-après pour montrer la variété des thèmes abordés, sous la forme qu’ils ont prise lors de mon parcours, sans marquer les fins de vers, expérience qui est ma propre combine – « Combine, lit-on en 4e de couverture, est adresse au lecteur, appel à se saisir de ce vrac : combine ! » On y trouvera aussi, pour rendre présente la disposition des poèmes, la photo d’une page choisie presque au hasard.

78. C’est fort tard que j’ai compris plus que mes yeux n’avaient vu.

220. Vis le jour jusqu’au bout puis mets-le dans le livre.

232. Cette lumière de midi dresse tout ce qu’elle touche en sculpture.

327. Tant qu’il y a des cimetières des stèles des livres tout n’est pas perdu.

341. Singes voleurs de fruits entre les branches d’un grand fromager.

407. La poésie est fille du hasard et fruit du calcul.

520. Le copiste est le seul véritable lecteur du texte.

599. La poésie est omnivore bien décidée à tout absorber.

640. Poème : petit instrument de confiance dans l’inattendu.

648. À ce point précis guettant les étoiles filantes nous pourrions nous passer de mémoire.

659. Le je en poésie est impersonnel.

816. Montre-moi ce que j’ai tellement convoité le mauve de tes seins et elle y consentit.

861. Nous courions avec de petits miroirs de poche pour capter le soleil.

949. Concentration et découpe : de la prose est devenue poème.

1000. Qui peut dire que le monde est déjà découvert ?

Gérard Cartier