BarDem : Vincent Barras & Jacques Demierre, « Quand tu ouvres i A », par Michèle Métail


Michèle Métail revient sur ce livre (2022), pour présenter le travail de poésie sonore de Vincent Darras et Jacques Demierre.


Plonger dans les profondeurs les plus saisissantes du langage



Nombreux sont les livres de la rentrée que l’on prend plaisir à découvrir, qui sont commentés, analysés à chaud. Il y a aussi ceux que l’on n’a pas vus au moment de leur sortie. C’est le cas de cet ouvrage singulier paru en septembre 2022, qui mérite amplement une présentation de rattrapage.

Vincent Barras est bien connu dans le milieu de la poésie sonore et de la performance. Il est l’auteur avec Nicholas Zurbrugg, d’un livre de référence « Poésies sonores » publié en 1993. Le pluriel employé dans le titre, montre la richesse de cette constellation poétique, que Barras a contribué à faire connaître, en organisant avec l’association Roaratorio et le festival de la Bâtie à Genève, des soirées mémorables. Durant une vingtaine d’années, jusqu’en 2008, s’y sont côtoyé tous les acteurs de la poésie sonore, ceux venus des États-Unis, d’Amérique latine, d’Europe, formidable lieu de rencontre et de partage.

Depuis plusieurs décennies Vincent Barras forme avec Jacques Demierre le duo BarDem. Ces deux musiciens (pianistes), poètes et performers se produisent régulièrement, soit dans des formations voix/instrument, soit dans des duos purement vocaux. Genevois, ils sont les dignes héritiers du linguiste Ferdinand de Saussure, dont ils prolongent la quête des sonorités constitutives du langage. L’édition d’un triple CD en 2014 résume leur programme : « Voicing Through Saussure », il atteste aussi de leur virtuosité.

Lorsqu’en 2009 la réalisatrice Véronique Goël leur consacra un film documentaire, ils ont longuement conversé devant la caméra, en passant successivement dans trois pièces de la maison : cuisine, atelier et séjour. Ensuite, indépendamment du film, Barras et Demierre ont travaillé à partir du matériau brut de l’enregistrement audio de leur dialogue, tel qu’il existait avant la phase de montage. Nous avons tous expérimenté à l’écoute d’une conversation, la part de bruits annexes, de mots décousus, déformés (« mouais p’is t’enlèves » p. 73) le rôle des intonations, des hésitations, des accentuations qui contribuent à l’expressivité de la langue parlée. D’ordinaire, dans la retranscription d’un entretien enregistré, ces phénomènes sont gommés, la langue est lissée, formatée. Ils témoignent pourtant de l’interaction entre les locuteurs, du mouvement de la pensée.

Dans une démarche cagienne, le duo BarDem s’est ainsi attaché à retranscrire le dialogue dans toute son authenticité, en notant avec précision l’ensemble des micro événements de l’élocution. Les deux protagonistes ont donc inventé un système de notation qui rend compte des durées, des enchaînements, des chevauchements. Le livre est une véritable partition, avec ses signes, dans laquelle on retrouve des paramètres empruntés à la musique, l’aigu et le grave, respectivement dirigé vers le haut ou le bas, les glissandi auxquels s’ajoutent des indications propres à la phonétique : fricatif, guttural, nasal, etc. Le dialogue, reproduit sur deux colonnes, se répartit en trois chapitres, nommés d’après les trois pièces dans lesquelles fut tourné le film.
Face au relevé incroyablement précis des paragraphes de ce dialogue, le lecteur ne peut résister à une tentative de mise en voix. Il peut aussi écouter l’enregistrement original, judicieusement mis en ligne sur le site de l’éditeur. Des syllabes décousues, des bribes de mots et des sons qui les accompagnent, émerge un halo de sens qui nous donne le sentiment de plonger dans les profondeurs les plus saisissantes du langage. Ce livre unique et original contribue à en explorer les limites.

Michèle Métail


BarDem : Vincent Barras & Jacques Demierre, Quand tu ouvres i A , Héros-Limite, 2022, 113 p.