Gérard Cartier propose de le suivre dans l’exploration d’un objet littéraire original, accessible en ligne, sur le site de remue.net
Voici un objet littéraire original à plus d’un titre. D’abord, parce qu’il ne s’agit pas (pas encore ?) d’un livre, mais de pages éparses publiées depuis mars 2023 sur le site Remue.net. Ensuite, parce que ces courts textes ne relèvent pas de la poésie, ni de la prosopée, à la façon de Jude Stéfan, ni même du poème en prose, genre dont l’existence m’a d’ailleurs toujours semblé douteuse malgré les grands noms qui l’ont illustré – sa seule vraie légitimité est la revendication de l’auteur, ce qui n’est pas le cas ici. Enfin, parce que ces Notes sont d’une invention réjouissante.
Prises à vingt ans lors d’une visite du Territoire, l’auteur décide au soir de sa vie de les rassembler afin de laisser « au moins cela » : c’est ce que dit le préambule. Si les données biographiques sont évidemment controuvées (Anton Beraber n’a pas quarante ans), la référence au carnet, fréquente dans son œuvre, est peut-être plus qu’un artifice littéraire. Quant au mystérieux Territoire, le lecteur scrupuleux qui rapprocherait les rares indices qui le localisent (il est situé au nord-Ouest de Châteauroux, à l’ombre radio de la forêt de Saint-Aignan et, quand ils ne succombent pas à l’attraction de Grenade, ses étudiants fréquentent l’IUT de Tours-Nord) croira reconnaître la Touraine. Faut-il pour autant l’arracher à la fable ? Afin de donner consistance aux lieux, chaque notule est accompagnée d’une carte, mais elles sont taillées si court qu’on n’y lit que des traces, de vagues lieux-dits, des accidents de terrain, autant dire « des arpents de nuages ». D’ailleurs, prévient le rusé Beraber, « on n’a jamais prouvé que l’Indre-et-Loire existât ». Le Territoire échappe d’autant mieux aux topographes que les hameaux y dérivent et qu’il est « au centre du monde » – lequel, comme on sait, est partout.
S’il est rebelle à la géographie, le Territoire est en proie à l’Histoire (il a subi les Obersturmführers et connu plus tard le « couvre-feu de 18 heures ») et aux mouvements de la société : il se dépeuple, comme toutes nos campagnes, et sa langue s’étiole inexorablement, « comme la mort remonte dans les fleurs coupées ». Plutôt qu’une métaphore de la France, qui voudrait un plus grand genre, ce sera l’un de ces pays intérieurs qui agrègent une nuée de faits minimes, qui nous poursuivent inexplicablement à travers les années, alors que tant d’événements plus importants s’effacent. Un pays intime où l’on écoute à jamais Barbara avec émotion, pour « une certaine virtuosité dans la souffrance, une parfaite qualité de spleen… ». Peut-être faut-il rattacher à ce roman personnel quelques prénoms qui reviennent de loin en loin.
Beraber mime le ton pondéré du sociologue, du géographe (« Les droites des géographes se croisent sur la commune de N., au sud-est du bourg, dans le champ qui jouxte la Trémellerie »), ce qui ne l’empêche pas de déployer une très grande fantaisie. La réalité la plus prosaïque (on regardait Colombo à la télévision) y côtoie les plus grands écarts de l’imagination (« Il est évident que Baudelaire visita le Territoire »). Une constante invention de langue et d’idées…
On redoute, également, que des excavations au pain d’explosif ne jettent vers le ciel ces longues lames que les sapiens d’avant trouvèrent dans les silex, qui couperaient la période des étoiles et leur retomberaient sur le toit de la CX comme une mousqueterie de noces. (« L’industrie chinoise »)
… une ironie pincée, une sorte de folie douce, souvent savante et toujours capricieuse, font de ces petites proses une friandise – brève échappée à nos temps calamiteux.
Je niais tout à l’heure qu’il s’agisse de poésie. Pourtant, ces textes sont aussi écrits pour l’oreille. On y retrouve même par moments le rythme de l’alexandrin, ou plutôt des six pieds qui le compose, comme ici : « …l’obscure obstination des gens du lieu à sortir de la craie tendre des têtes de Marat au couteau d’écailler » (6 | 5 | 6 | 6 | 6). Et pour en revenir à l’énigme du poème en prose, dirait-on pas que ces remèdes contre le choléra : « On se bourra le nez de cordite, on chiqua du gros noir more Vandalorum, on purifia l’eau au vinaigre », sont tombés du Cornet à dés ? (On notera en passant une certaine obsession trinitaire – structure ternaire des phrases, triplication des exemples – commune à beaucoup d’écrivains).
À ce jour, une quarantaine de textes ont été publiés, à raison de quatre par livraison mensuelle. Aucun n’est sans mérite. S’il faut en choisir un pour tenter le lecteur, que ce soit ce miel à l’absinthe – non le plus représentatif, peut-être, mais celui qui dit le mieux le rapport qu’Anton Beraber entretient avec la littérature :
René Char
Une bibliographie pour l’étude raisonnée du Territoire : on n’en finirait pas. La liste qui suit distingue quelques auteurs qui, par expérience personnelle ou par une intuition géniale de ces choses-là, ont passé outre les lieux communs. Lisez, donc, les vers qu’Homère lui consacre au chant X de l’Odyssée, l’Ode IV de Pindare et les fragments des Phéniciennes de Sénèque, que nous transmet le scholiaste de Boden. Salluste, en racontant la jeunesse de Jugurtha, en trace une géographie succincte mais tranchée. César contre toute attente ne vous apprendra rien mais la Chanson de Roland ? Car le Territoire passe pour avoir englouti des armées et l’eau en garde comme un goût de fer. Marco Polo le mentionne à peine mais Abou El Fid paraît y avoir vécu quelques saisons de sa courte vie. Plus récemment : un certain Louis Poirier et Natsume Soseki. Je crois cependant que toutes ces belles pages seraient résumées sans perte, profitablement, par ce que René Char dit du travail de Braque – mots que je reproduis ici sans honte :
Le va-et-vient incessant de la solitude à l’être et de l’être à la solitude.
Que les bibliothèques du Territoire se refusent systématiquement à acquérir les œuvres complètes de cet illustre poète prouve suffisamment son immense pouvoir d’élucidation.
Gérard Cartier
Lien vers les textes d’Anton Beraber