Alain Andreucci, “Muse obtuse”, extraits


Cinq extraits de “Muse obtuse” d’Alain Andreucci dont Yves Bonnefoy suggérait de le lire comme on écoute de la musique.


 

Alain Andreucci, “Muse obtuse”, le Cormier, 2022, 146 p., 18€



La corde vocale assez simplement a cassé comme.
Le ferait celle d’une guitare et nous y attachons des nœuds difformes nous disant qu’après tout.
Sont lestés les nuages les pierres les anges eux-mêmes et le vol débusqué des oiseaux de mer.
Qui planaient sans tache sur l’enfance maintenant tintant c’est.
C’est une cloche d’ombre qui ouvre et qui ferme leur aile ombreuse d’une ombre branlante et grave.
Qui du benjamin au grabataire s’égosille dans la voix s’essaie à la volte du chant. Que l’on perdît peut-être même n’a-t-il jamais tenu ce chant.
Que le fétu obtus de ton histoire sans histoire dans son bec de guerre.
Dans ses cris de guerre dans ses couleurs de guerre comme dans le cadenas d’une banquise.
Se sont en cadence accroupis les animaux géants de la narration.
(p. 9)


Ce qui pourtant n’a pas de sens pourtant comme cela s’arroge.
De bâtir le bleu du ciel chanté et déchanté comme le rubicond.
Des catastrophes et la légèreté des strophes et la pâleur.
Des lèvres habillées par la robe du vivant fleuri pourri virevoltant.

D’une misère à l’autre avons-nous changé je n’y crois l’éclair.
Du soudain a froncé les horizons de ce parlement d’écume et de fumée.
Qu’on a vu croître et s’édifier et se défaire et c’est dans notre bouche d’ordre.
Que nous mâchons ces ruines nous souvenant même.
Du jusque présent celui qui est toujours.
En flammes pour avoir un jour brûlé vif devant nos yeux de maintenant.

Maintenant peut-être est-ce l’hiver qui en ses figures figées.
Redouble d’efforts pour atteindre le bout de ce sillon de neiges disparates.
Quand nous n’en lisions qu’une qui en mentant — calmement nous le disait.
Comme le conte qui avec les enfants s’endort et forme diadème.
Des songes aigus qui viendront hanter en diable le vieillard.
Pour y construire une parole confuse en user le chanvre.
Et en panache en déliter la ritournelle en un triomphe de zénith biscornu.
(p.12)


L’avons-nous usez bu ce jus de songes soupçonneux qui nous faisait croire.
Que nous serions mieux perdus perdus que nous étions nés.
Dès l’enfance et nous pleurons de ne savoir dans quel espoir.
Trafiquent nos enfants eux dont les yeux sont cependant limpides.
De leur lucidité crucifiée et nous qui vivons dans l’écorce.
Avec une pierre passée mère dans notre cœur.
Un vent adverse a démonté le chapiteau du cirque.
Des choses tu recomposes.
Combien de poissons ont passé par ta voix combien d’infirmes.
L’ont jalonnée de leur livide étendard et nul n’est leur nombre nombreux.
Que l’ombre qui se penche derrière toi lorsque tu écris ces lignes.
Que tu imagines en parenté.
(p. 47)


La vie défaite la vie refaite elles se sont mordues chacune s’arrachant.
La part de soi qui à soi-même se convient discordue qu’elle fut.
Er d’être née ainsi couvant le repos et la table mise.
Pour l’absente en chacun d’entre nous la discrète fumée.

Que fait l’âme en montant dans le séparé l’épée l’échelle.
De toute chose et qui n’ont plus de nom gravi et avec quoi.
De voix il faut hurler vengeance crier coi.
(p.107)


Nous avons mis nos pas sous le tocsin travers.
De ce versant si peu solide était la sirène du monde qu’elle.
Semblait se défaire à mesure une mer meuble avait grandi.
Qui habitait la place et la reine de la parole de tout.

Et tu tiens dans ta main pleine la poignée froide du travail.
Celle-là bien huilée qui ne concerne l’homme que sinistre.
Postiche et comptant maigre et combien sur ses doigts chauves.
L’épaule hardie du poème appela.

De gré de force de grimaces de vœux d’icelles.
Qui conquirent le visage et la lèvre limpides.
Et que le temps venu assèchera comme une branche.
Lorsque l’a déserté la sève et qu’on voit l’os.
Sous la peau prendre le pas de charge et saillir.
(p. 120)

Alain Andreucci, Muse obtuse, le Cormier, 2023, 146 p., 18€


Sur le site de l’éditeur
Ce nouveau livre de poésie d’Alain Andreucci, poète discret et profond, et d’une exceptionnelle puissance expressive, emporte le lecteur à la fois par l’originalité et par la présence sensible de ce dont il se saisit à travers la parole poétique. Le poète Yves Bonnefoy aura eu l’occasion de se pencher sur cette poésie lorsqu’il la découvre, et ses propos nous permettent d’apprécier l’importance que cette œuvre recouvre. Voici ce qu’il en dit : Et comment lire à travers ces pages ? Comme on écoute la musique, — une certaine musique. Puisque les mots d’Alain Andreucci ne sont pas retenus par leur définition lexicale, puisqu’une indétermination essentielle les fait se retirer de la référence qu’on peut y percevoir, quitte à la renflammer un instant plus loin ; puisqu’ils ne sont ainsi que des évocations partielles, ne donnant à voir que de façon fugitive, les phrases qu’ils constituent, ces poèmes, sont bien un peu comme celles de la musique, par la grâce desquelles il est possible d’entrevoir des objets ou du sentiment, mais en tant que présences plus que figures. On écoute ces poèmes, on écoute à travers eux, c’est en cette écoute que cette réalité se profile, soit par son apparaître comme nature, soit comme fait proprement humain, pulsions, obsessions, passions dont, telle la musique, elle dit l’unité avec le monde physique.
Et il ajoute : À le lire j’en suis venu à penser que la pratique poétique de l’Occident, écriture et vie à la fois, pourrait s’ouvrir à d’autres recherches que celles qu’elle a remarquées en ce siècle au dehors de sa propre tradition. Nous l’avons vu depuis les années 50 s’intéresser à la poésie d’Extrême-Orient, beaucoup de poètes ont tenté d’intérioriser les intuitions du haïku à leur écriture, mais il serait bien qu’elle écoute d’autres paroles, d’autres musiques, pour une expérience non plus de l’illusoire et du vide mais du temps vécu, pleinement vécu, dont les désirs, les attachements, peuvent se faire des voies vers la vérité, eux aussi, dans le ruissellement sous le ciel.

Alain Andreucci est né en 1955 à Toulon. Il vit aujourd’hui à Bandol. Il est l’auteur d’une dizaine de livres de poésie publiés notamment aux éditions Rougerie, Cheyne, et Obsidiane. Son dernier livre intitulé Le moins du monde, est paru aux éditions La Lettre volée (Bruxelles, 2022). Il a participé à plusieurs revues dont : Po&sie, Poésie 98, Liberté (Montréal), Archipels (Lausanne), ainsi qu’à la N.R.F. Co-fondateur et directeur des éditions de Vallongues, il a reçu le Prix Louis Guillaume en 1985.