Eric Eliès lie ici pour les lecteurs de Poesibao la pensée politique et la parole poétique de l’écrivain Aimé Césaire
Aimé Césaire – Pensée politique et parole poétique
En ce mois de juillet 2024, comment ne pas être affligé par la médiocrité globale de la classe politique (et des analystes de plateau télé qui font métier d’expert), par son clientélisme électoral au service d’une carrière ou d’un parti, par ses postures et discours dictés par des conseillers en communication, par son manque de vision qui confine à l’aveuglement et ne va pas plus loin que la prochaine échéance électorale ? Aussi, je m’immerge dans la poésie d’Aimé Césaire, qui fut poète et député-maire de Fort de France, comme une salutaire et nécessaire mesure d’hygiène mentale pour me souvenir que la politique, portée par l’exigence de vérité de parole de la poésie, peut incarner à la fois la dignité d’un combat et l’espoir d’une fraternité universelle entre les hommes et avec le monde. Née d’une colère, la poésie de Césaire, forte d’une affirmation d’humanité et d’une révolte contre les forces qui l’oppressaient alors (et la menacent toujours), est de celles dont les mots trouent l’épaisseur des ténèbres d’une lueur de lucioles et répondent à la question que posa autrefois Hölderlin : « pourquoi des poètes en temps de détresse ? ». Lumière tremblante et fragile, qui ne dévoile aucun chemin, la poésie pourtant fait palpiter la nuit d’une présence vivante et aimante, et la peuple de traces fraternelles témoignant que la nuit et la barbarie ne sont pas sans issue. Ainsi que René Depestre l’écrivit dans une lettre adressée à Aimé Césaire, que j’ai lue lors de ma visite à la maison-musée dans les hauteurs de Fort de France : « Une chose est certaine, plus ta poésie élargira son bien et son éclat dans la mémoire des gens et moins il y aura de barbarie en Martinique, en Haïti et dans le monde ». Et quand André Breton rencontra Aimé Césaire en avril 1941, grâce à un de ces concours de circonstances miraculeux en lesquels Breton voyait la manifestation de forces supérieures et qu’il relate dans « Martinique, charmeuse de serpents », il reconnut en Aimé Césaire non seulement un poète majeur mais aussi un homme assumant de se battre (« nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre ») avec une dignité, un courage et une probité admirables, dans une époque de grandes souffrances et de compromissions. Même si l’art du poète s’exerce à travers le langage, la poésie n’est pas une affaire d’éloquence mais engage notre manière d’être et de vivre : étreignant la « réalité rugueuse », elle incarne l’espoir d’« habiter poétiquement le monde ».
Pourtant, quand j’ai commencé à lire les poètes (après avoir découvert l’œuvre d’Yves Bonnefoy grâce à mon professeur de philosophie au lycée), je me suis longtemps tenu à l’écart de la poésie d’Aimé Césaire. Pourquoi ? Si ma mémoire est bonne, c’est à la fin des années 90, quand j’avais 25 ans, que j’ai ouvert pour la première fois le « Cahier du retour au pays natal ». Un certain lyrisme nourri de la vie intensément vécue, le mélange d’imprécations lapidaires et d’images puissantes, et le ressassement d’un désir de rupture et de départ me firent parfois songer à Rimbaud mais je fus déstabilisé par la violence de cette écriture agressive, qui me ciblait explicitement en tant qu’européen et en tant que militaire, agent d’une civilisation raciste qui avait organisé la déportation esclavagiste puis l’exploitation de la population noire des Antilles. En fait, de même que le surréalisme est né du traumatisme de la première guerre mondiale, la poésie de la négritude a pris source dans le ressentiment de la traite négrière et de l’esclavage, et du racisme qui imprégnait encore la pensée occidentale dans les années 30, quand Césaire étudiait à Paris. A titre d’exemple, je relève, dans le petit livre de Philippe Delerm sur Paul Léautaud, que Léautaud confesse dans son Journal sa détestation des bals et des orchestres en déplorant que la danse « ne flatte que la partie nègre en nous », propos sans doute banal dans les années 30 puisque Césaire semble ouvertement s’en moquer : « Et à moi mes danses / mes danses de mauvais nègre ». Face aux théories racialistes et au racisme ordinaire, Césaire brandit le mot « nègre » comme un étendard et invective la civilisation européenne, mettant à nu sa fausse parole et annonçant la révolte des opprimés (« Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans son poing énorme et la force n’est pas en nous, mais au-dessus de nous, dans une voix qui vrille la nuit et l’audience comme la pénétrance d’une guêpe apocalyptique. Et la voix prononce que l’Europe nous a pendant des siècles gavés de mensonges et gonflés de pestilences »). La violence du « Cahier » était légitime mais je reçus la négritude comme une attaque portée par un désir de revanche, une volonté de retourner le racialisme européen en racialisme africain, et une pulsion, presque sordide et masochiste, de fouiller dans la misère des Antilles (« Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouées ») et de creuser le passé, non pour en garder trace, mais pour empêcher que la plaie se referme. Quelque chose dans le « Discours », dans son ardeur haletante, dans sa fougue exaltée, dans la chaleur et le lyrisme de ses envolées, me fascinait mais aussi me rebutait comme une envie trop évidente d’en découdre, une hostilité avouée qui me semblait faire miroir au discours de haine qui l’avait suscitée. Je me trompais, bien sûr. A cette époque, faute d’avoir achevé ma lecture, j’ai mécompris le sens même du recueil et sa portée universelle, qui dénonçait explicitement le danger de la haine et du désir de vengeance, et le transcendait, avec la ferveur d’une prière :
Mais les faisant, mon coeur, préservez-moi de toute haine ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n’ai que haine car pour me cantonner en cette unique race vous savez pourtant mon amour tyrannique vous savez que ce n’est point par haine des autres races que je m’exige bêcheur de cette unique race que ce que je veux c’est pour la faim universelle pour la soif universelle.
Ce n’est que bien plus tard que j’ai découvert Aimé Césaire. Trop d’auteurs et poètes que j’aimais, très différents, connus ou peu connus (André Breton, bien sûr mais aussi Hubert Juin ou Paol Keineg, poète breton qui vint à l’écriture après sa découverte de Césaire), avaient clamé leur admiration pour l’œuvre de Césaire pour ne pas m’inciter à la redécouvrir. Décidant d’aborder l’œuvre à rebours, par le dernier recueil « Moi laminaire » écrit en 1982, comme pour, d’un bond, enjamber les années, je découvris un autre Césaire, moins véhément mais plus tourmenté. Je fus surpris, et ému, par la violence languissante, parfois sensuelle mais souvent morbide, qui émanait des poèmes, comme si l’enlisement et le pourrissement des mangroves avaient énoncé à son oreille des leçons sur la condition humaine et notre devenir. La violence ne s’incarnait plus dans les hommes, piégés par les torpeurs ou les promesses, mais dans les puissances élémentaires, forces de reviviscence pour conjurer l’usure et la lassitude. C’était la nature, notamment le souffle des cyclones, l’acuité d’un regard animal, l’irrésistible effervescence des plantes ou la violence rageusement contenue du volcan, qui portait l’espoir d’une secousse salvatrice et irriguait le langage du poète. La poésie était réellement devenue péléenne tant les mots étaient chargés d’une colère prête à exploser, et à se déverser en mots d’incandescence solaire :
Tourbillon de feu / ascidie comme nulle autre pour poussières / de mondes égarés / ayant craché volcan mes entrailles d’eau vive / je reste avec mes pains de mots et mes minerais / secrets.
La poésie d’Aimé Césaire semblait moins ouvertement tournée vers le combat social, comme si une partie des colères de jeunesse s’était résorbée ou déposée en limon, mais plus riche d’un enracinement, jusqu’à l’assimilation et la fusion, dans la nature antillaise grouillant de plantes, d’animaux et d’insectes (la richesse du vocabulaire botanique atteignant parfois à la précision du langage scientifique). Le titre, qui confond le “je” du poète et le “moi” de l’algue laminaire, dévoilait une identité complexe et polymorphe, tissée de tous les liens secrets qui la composent, combinant (« n’existe que le nœud / nœud sur nœud ») les traces humaines et les puissances élémentaires, dont le soleil, les volcans et les cyclones étaient les figures tutélaires. Dans les deux longs poèmes conclusifs, hommages à Miguel Angel Asturias et à Wilfredo Lam, l’homme trouve sa mesure dans son enracinement à la terre et à son unité avec le cosmos.
Miguel Angel (…) revêtit sa peau de volcan / et s’installa montagne toujours verte / à l’horizon de tous les hommes
Je m’ouvris alors à une œuvre dont je n’avais pas soupçonné toute la richesse et la diversité. J’ai lu « Ferrements », « La tragédie du roi Christophe » et « Cadastre », redécouvrant sous un jour nouveau la violence initiale de l’œuvre poétique, qui explose dans la première version de « Soleil Cou Coupé », publiée chez K en 1948 et que j’ai eu le bonheur de trouver un jour chez un bouquiniste parisien, ce qui m’a permis de constater que, lors de sa réédition en 1962 chez Seuil, dans le recueil « Cadastre », Césaire a éliminé certains des textes les plus virulents où il exprimait, avec une verve parfois très sarcastique, son mépris et son dégoût de la civilisation occidentale au sortir des atrocités de la seconde guerre mondiale :
L’Europe patrouille dans mes veines comme une meute de filaires sur le coup de minuit. Dire que leurs philosophies ont essayé de leur donner une morale. Cette race féroce ne l’aura pas supportée (…) Europe / je donne mon nom à tout ce qui poudroie le ciel de son insolent à tout ce qui est loyal et fraternel à tout ce qui a le courage d’être éternellement neuf à tout ce qui sait donner son cœur au feu à tout ce qui a la force de sortir d’une sève inépuisable à tout ce qui est calme et sûr / à tout ce qui n’est pas toi / Europe / nom considérable de l’étron
Le mot final fait un peu songer aux aménités de Charles Baudelaire à l’égard de la Belgique mais la poésie de Césaire est viscéralement (elle jaillit du cœur, de la tête et des tripes) plus agressive, comme une déclaration de guerre qui peut faire songer à la radicalité actuelle de Monchoachi. Tout au long du recueil, la richesse du vocabulaire, qui accorde une large place à l’Afrique, induit d’amples variations allant de l’insulte scatologique à une préciosité subtile confinant presque à l’hermétisme ; le langage se déploie simultanément dans toutes les directions comme s’il refusait de se laisser saisir. Là où Baudelaire exsudait la rancœur de ses espoirs déçus lors de son séjour à Bruxelles, Aimé Césaire, ainsi qu’il le fera plus tard de manière argumentée en 1955 dans « Le discours sur le colonialisme » où il lie la barbarie du nazisme à celle de la colonisation (parenté idéologique qui ne fait aujourd’hui plus débat, reprise par exemple dans « la société pure » d’André Pichot), regarde dans les yeux la civilisation occidentale et dénonce sa sauvagerie destructrice et autodestructrice, que Joseph Conrad avait admirablement pressentie et dévoilée, dès 1899, dans « Heart of darkness ». Il peut paraître paradoxal que Césaire ait composé et publié un recueil tel que « Soleil cou coupé » en même temps que, fraîchement élu député, il défendait le projet de départementalisation de la Martinique mais il me semble que cette attitude reflète la lucidité d’un homme conscient des enjeux et rivalités de pouvoir dans l’immédiat après-guerre, et des nombreux blocages entravant le développement du territoire martiniquais. En effet, « Soleil Cou Coupé » fait également écho (à travers des poèmes au titre très explicite : « Mississippi », « Lynch », etc.) au racisme qui sévissait aux Etats-Unis et il est probable qu’Aimé Césaire, outre ses convictions communistes, redoutait une emprise américaine sur la Caraïbe, alors que la ségrégation sévissait encore aux USA. Je sais qu’on a reproché à Césaire des ambiguïtés, et presque une dichotomie entre la parole poétique et l’action politique mais je pense que Césaire n’était pas dupe des pièges de la décolonisation et des difficultés pour les peuples de trouver leur voie, et a cherché le meilleur compromis entre le pays rêvé et le pays réel (pour ici reprendre le titre d’un recueil de Glissant). Ainsi, dans « La tragédie du roi Christophe », Césaire met en scène, dans un mode tragi-comique qui ne rechigne pas au grotesque, un libérateur haïtien qui devient despote faute de parvenir à s’émanciper du modèle d’organisation de la société esclavagiste, comme s’il en était resté intellectuellement prisonnier, et le reproduit en épuisant son peuple à la tâche.
La dimension politique de la poésie d’Aimé Césaire illustre une singularité importante des Antilles, qui m’apparaissent comme un lieu extraordinaire, peut-être sans équivalent au monde, de rapprochement, inouï par son ampleur, du poétique et du politique. Comme si sa nature volcanique avait aussi façonné les corps et les âmes de ses habitants, la Martinique est devenue le creuset d’une fusion entre le discours politique et la parole poétique, portée par une double exigence de vérité et de dignité qui les articule au point qu’on ne peut les dissocier. Malgré leur radicalité et leur complexité, la parole – pourtant souvent ardue et difficile d’accès – des poètes (Aimé Césaire mais aussi Edouard Glissant ou Monchoachi aujourd’hui) est écoutée et célébrée comme en peu d’endroits de notre planète. Il y a une trentaine d’années, un journaliste littéraire du Monde avait, en évoquant la commémoration du centenaire de la mort de Paul Verlaine, dont une foule considérable avait accompagné la dépouille à travers les rues de Paris, déclaré que cette époque était révolue et que jamais plus l’annonce du décès d’un poète ne pourrait émouvoir et rassembler une foule. La mort d’Yves Bonnefoy lui donna raison : elle fut énoncée en quelques mots respectueusement indifférents dans les média, comme une simple formalité nécrologique (alors que les disparitions de David Bowie et de Prince, survenues la même année, en 2016, tinrent l’antenne plusieurs jours, sans parler de celle de Johnny Hallyday) mais ce constat est faux aux Antilles, où la mort d’Aimé Césaire provoqua des manifestations populaires allant bien au-delà d’une cérémonie d’hommage. Il est vrai qu’Aimé Césaire était bien plus qu’un homme de lettres. Sa poésie engageait la totalité de son être, au plus près des gens (souvent à la fois lecteurs et électeurs) avec le souci de n’être pas une vaine musique de mots d’inanité sonore : « essayer des mots ? leur frottement pour conjurer l’informe comme les insectes de nuit leurs élytres de démence ? » (« Ferrements »)
La pensée politique du député-maire Aimé Césaire, au service de la population et de la Martinique, se nourrissait d’un rapport au monde intimement poétique, au sens d’une nécessité intérieure portant une exigence de vérité de parole, refusant les faux semblants conceptuels et cherchant à « étreindre le réel » pour changer le monde. Aimé Césaire eut le courage d’en assumer toutes les conséquences et de refuser tous les compromis s’apparentant à des compromissions, allant jusqu’à démissionner du parti communiste qui tentait de l’enfermer dans une posture idéologique coupée des épreuves et souffrances de la vie réelle (le cinéaste martiniquais Guy Deslauriers a réalisé un film documentaire très éclairant sur cette rupture, conclue par la célèbre lettre à Thorez). Aimé Césaire refusa aussi de s’enfermer dans un essentialisme noir, rejetant les clivages biologiques ou identitaires qui ont parfois biaisé et vicié les luttes anticoloniales. Il ne dévia jamais, suscitant une passion populaire qui impressionna fortement ses visiteurs, comme Milan Kundera qui évoque, dans « Rideau », sa stupéfaction d’un poète au pouvoir et adulé de son peuple : « Je ne verrai certainement plus jamais un tel contact intime, charnel, entre le peuple et ce qui le représente. Le poète comme fondateur d’une culture, d’une nation, cela, je l’ai très bien connu dans mon Europe centrale (…) il ne leur avait pas été donné de connaître ce qu’a connu Césaire : l’amour ouvertement déclaré des siens. » A titre d’exemple d’adulation énamourée d’un jeune foyalais, Patrick Chamoiseau se souvient, dans « Ecrire en pays dominé », que son grand frère Miguel saluait le lever du soleil par des vers d’Aimé Césaire, qui résonnaient pour l’enfant comme des oracles indéchiffrables et grandioses…
J’ai séjourné en Martinique de l’été 2020 à l’été 2022, bien trop tard pour avoir la chance de rencontrer Aimé Césaire, mais ce séjour me permit toutefois de ressentir sa présence toujours vivace dans les traces disséminées dans Fort de France, notamment les citations émaillant les murs et le grand portrait ornant la mairie. Mais, au-delà de ces témoignages qui, somme toute, ne se distinguent pas des hommages classiquement rendus aux personnages illustres d’une ville ou d’un territoire, c’est la maison d’Aimé Césaire, sur la route de Redoute, dans les hauteurs de Fort de France, qui me subjugua le plus. Je m’y rendis un matin avec mon épouse, elle aussi lectrice de Césaire, et nous passâmes deux longues heures à nous imprégner des lieux : une petite cour, une maison de plain-pied ouverte sur tous ses côtés, sans étage mais bordée d’une terrasse couverte donnant sur un jardin d’une grande simplicité. Aucune opulence, juste un lieu où vivre, travailler, aimer, écrire… Les costumes encore sur cintre dans l’armoire et les livres en désordre, dans la bibliothèque ou sur les tables, semblaient indiquer qu’Aimé Césaire était parti en promenade et sur le point de revenir d’un instant à l’autre. Comme il n’y avait pas foule ce jour-là, nous prîmes le temps de discuter avec la dame accueillant les visiteurs. Visiteuse régulière de la maison, où elle venait faire le ménage, elle avait eu la chance d’être la première à écouter certains poèmes, qu’Aimé Césaire lui partageait. Elle nous confia, avec un sourire contrit, qu’elle n’avait pas assez profité de ces moments privilégiés et que, au contraire, elle avait à l’époque plutôt essayé d’échapper à ces lectures absconses qui la ralentissaient dans son travail. J’imaginai Aimé Césaire s’interrompre dans son écriture et marcher vers elle en lisant à voix haute quelques vers, peut-être pour en tester la musicalité, tandis qu’elle balayait la terrasse l’oreille distraite… Le seul luxe d’Aimé Césaire, qui ne savait pas ou n’aimait pas conduire, fut de disposer d’un chauffeur pour ses déplacements. Pour le reste, rien, aucune opulence, aucun apparat destiné à impressionner le visiteur, contrairement au luxe ostentatoire de certaines habitations en Martinique. Cette simplicité pouvait décevoir les touristes mais, moi, elle m’enchantait. Elle témoignait qu’Aimé Césaire avait été de ces hommes – bien trop rares – qui restent humbles et humains au cœur de l’exercice du pouvoir et qui ne subissent pas l’appât des richesses ou des honneurs, et que ne corrompt pas non plus l’admiration ou même, dans son cas, l’adulation des foules. J’ai rencontré peu de poètes dans ma vie mais il me semble que ce sont des hommes que leur rapport au monde protège de l’ubris du pouvoir. Cette visite à la maison d’Aimé Césaire m’a ému car j’ai ressenti charnellement la présence du poète et de l’homme qui avait vécu en ces lieux, qui incarnait la possibilité d’une autre politique que celle qui, aujourd’hui, se soumet de plus en plus servilement à l’économie au point de progressivement glisser vers la ploutocratie, dans les dictatures où la confiscation de l’économie sert à l’enrichissement personnel, mais aussi dans les démocraties, aux USA d’abord où la fortune personnelle est presque devenue un critère de légitimité et même en France où une petite élite s’enrichit en jonglant, parfois dans une certaine confusion malgré la récente mise en place de règles de déontologie, entre postes dans la haute fonction publique d’Etat, mandats électoraux, postes gouvernementaux et sièges au conseil d’administration de grandes entreprises, en s’éloignant de plus en plus du bien commun, de la dignité et de la fraternité qui est tout l’enjeu de la poésie. Me sera-t-il permis de rapprocher, en les citant, Yves Bonnefoy et Aimé Césaire ?
Aimé Césaire, dans « Cahier d’un retour au pays natal » :
« Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serais un homme-juif / un homme-cafre / un homme-hindou-de-Calcutta / un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas / l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture on pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer de coups, le tuer – parfaitement le tuer – sans voir de compte à rendre à personne sans avoir d’excuses à présenter à personne / un homme-juif / un homme-pogrom / un chiot / un mendigot »
Yves Bonnefoy, dans « Vrai lieu » :
« Qu’une place soit faite à celui qui approche / Personnage ayant froid et privé de maison »
Je vois en ces deux poètes, comme en tous les poètes majeurs de l’humanité, la même attention portée à l’autre, le même désir d’unir la poésie et l’espoir d’un monde où nul ne serait étranger. Césaire a accompli le pas, dont rêvèrent les poètes surréalistes, d’une mise en action de la poésie pour impacter et transformer le monde. L’importance de Césaire dépasse largement son rôle dans l’histoire de la Martinique : il incarne à jamais, par l’exemple de son intégrité et par l’intelligence de sa parole, qui contraste douloureusement avec notre époque où la classe politique est souvent d’une effarante médiocrité, la possibilité d’une politique portée et fondée sur un rapport poétique au monde pour libérer l’humanité de la fausse parole et des fausses valeurs qui l’asservissent et la déshumanisent, jusqu’à la transformer en entité prédatrice dont l’avidité menace jusqu’à sa propre existence. La haute poésie, qui convoite de retrouver le sentiment de notre unité avec le cosmos et le sens de notre présence au monde, que nous avons perdue, vise à réaliser le voeu d’Hölderlin : « habiter poétiquement le monde ».
« Chaque goutte y faisant un soleil / dont le nom serait le même pour toutes choses / serait RENCONTRE BIEN TOTALE / si bien que l’on ne saurait plus qui passe / ou d’une étoile ou d’un espoir / ou d’un pétale de l’arbre flamboyant / ou d’une retraite sous-marine / courue par les flambeaux des méduses-aurélies / Alors la vie j’imagine me baignerait tout entier » (Aimé Césaire dans « Corps perdu »)
Qu’est cette RENCONTRE BIEN TOTALE (si désirée que Césaire emploie la majuscule) sinon l’affirmation d’une volonté de plénitude et le désir de s’immerger dans le flux dynamique du vivant, qui ne cesse de se transformer, et d’abolir la distance qui ne cesse de s’agrandir entre le monde et nous ? La poésie de Césaire emploie un vocabulaire d’une extraordinaire précision pour nommer les choses des règnes minéral/végétal/animal, qui abolit les frontières dans une transmutation permanente comme l’illustre le titre du recueil « Moi, laminaire » où Aimé Césaire s’identifie à son île comme s’il en était une fugace émanation qui retournera un jour à sa matrice : « je croise mon squelette / qu’une faveur de fourmis manians porte à sa demeure / (tronc de baobab ou contrefort de fromager) ». Cette union est aussi une réconciliation, où l’homme reprend sa place au sein du monde et abolit la distance qui l’en séparait. Cette réconciliation est au cœur de la plus haute poésie, chez des poètes aussi divers que Rilke, Rimbaud, Bonnefoy, Jaccottet mais aussi Supervielle, Whitman ou Voronca, pour ne citer qu’eux…
Yves Bonnefoy craignait que la voix de la poésie devienne peu à peu inaudible dans la frénésie et le vacarme assourdissant du monde mais les Antilles démontrent qu’il est au moins un lieu au monde où elle résonne encore avec vigueur. Il me semble qu’elle le doit en grande partie à Aimé Césaire. Je sais – mais ne suis pas légitime pour en parler – qu’Aimé Césaire, tout en étant célébré en son pays, a aussi subi l’hostilité de ceux qui, en Martinique, lui ont reproché, parfois avec virulence, d’avoir été trop conciliant avec la France, d’avoir accepté la tutelle de son administration, d’avoir négligé – voire méprisé – la langue créole et d’avoir fantasmé une africanité éloignée du brassage des peuples, langues et imaginaires de son ipséité archipélagique, infiniment complexe et dynamique. Pourtant, Aimé Césaire n’a jamais nié la réalité multiple de l’identité antillaise, et, au contraire, j’admire Césaire d’avoir eu la très haute ambition de parler au nom de l’humanité (« Il s’agit de sauver le monde ») et d’avoir su porter en politique la quête – au cœur de toute poésie – d’une réconciliation fraternelle avec le monde et entre les hommes :
« Et il reste à l’homme à conquérir toute interdiction immobilisée aux coins de sa ferveur, et aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence, et de la force, et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête, et nous savons maintenant que le soleil tourne autour de notre terre éclairant la parcelle qu’a fixée notre volonté seule » (Aimé Césaire dans « Cahier d’un retour au pays natal »).
En notre époque enfiévrée par l’exacerbation des nationalismes, et par les désirs de puissance et de richesse qui alimentent un consumérisme effréné détruisant les hommes et la planète, ravagée par l’exploitation des ressources et empoisonnée par la pollution globale, des hommes comme Aimé Césaire manquent cruellement, dont la parole – aussi belle qu’exigeante dans sa double dimension poétique et politique – contraste cruellement avec la médiocrité et l’indignité contemporaines…
Eric Eliès