Jean-François Puff lit pour Poesibao un essai d’Adrien Cavallaro sur un poème d’Aragon, publié aux Éditions Le Bord de l’eau.
Le livre d’Adrien Cavallaro, récemment paru dans la collection « Études de style » des éditions Le Bord de l’eau, prend pour objet un poème d’Aragon, un seul poème mais qui possède « l’éclat d’un diamant noir » (p. 23). Le ton est donné, qui unira dans le mouvement de l’étude l’élégance de l’écriture et la rigueur de l’analyse.
Il s’agit de « Poème à crier dans les ruines », avant-dernier texte d’un recueil méconnu d’Aragon, La Grande Gaîté (1929). Ce livre se caractérise par une intense défiguration du langage poétique, qui chute dans la plus grande trivialité : manifestation d’une crise dont le poème qui fait l’objet du livre hérite, mais aussi qu’il confronte à la possibilité maintenue de la tradition lyrique. De fait Adrien Cavallaro nous invite à considérer ce poème comme le foyer d’une tension s’exerçant à différents niveaux (formel, rhétorique), et parcourant également l’œuvre entière. C’est une belle illustration de la méthode de Leo Spitzer et de sa relation au concept de cercle herméneutique, qui voit la partie et la totalité incessamment se renvoyer l’une à l’autre.
La tension dont il est question procède d’abord des circonstances biographiques de la rupture amoureuse avec Nancy Cunard, dont le poème fait mémoire, et qui sont ici retracées. Selon les mots mêmes d’Aragon, cités dans le livre, ce poème, « produit indiscutable de l’émotion directe, contient pourtant, dans le langage employé, toutes sortes de flexions » de l’ordre du formel (p. 71). Cependant, ce que met brillamment en évidence l’analyse d’Adrien Cavallaro, c’est que ces « flexions » ne relèvent pas d’un travail en quelque sorte autonome du langage, qui aurait pour conséquence d’effacer la circonstance : elles sont bien au contraire ce qui permet de la dire, dans sa spécificité irréductible, soit son contenu concret et ses répercussions affectives. La maîtrise poétique est précisément le moyen d’exprimer au plus près la détresse et la plus grande confusion : « « Poème à crier dans les ruines » procède ainsi d’une attention minutieuse à la transmutation de l’ »émotion directe » du souvenir, et même à une certaine sauvagerie de la remémoration du temps amoureux » (p. 66). Et Adrien Cavallaro, élargissant la perspective, montre comment la rupture qui nous est signifiée est reprise, et réélaborée, dans des textes ultérieurs, en insistant sur le caractère réflexif (p. 25) de cette opération. C’est que de sa maîtrise, on peut faire différents usages – ambivalence, qui chez Aragon, trouble et fascine. Ainsi peut-on jouer les « détours de la mémoire » : car on ne peut qu’être frappé, a contrario, par l’extraordinaire mémoire que le poète a de son propre travail formel, près de quarante ans plus tard. L’autocommentaire de « Bouée » et l’application du « ton traduction », forme spécifique d’expression inspirée de la traduction juxtalinéaire, à « Poème à crier dans les ruines », dans l’entretien de 1968 avec Dominique Arban, qui est cité ici, est à cet égard édifiant : et Adrien Cavallaro en tire le meilleur parti.
La tension procédant des circonstances vécues se signifie par un écart entre le haut langage de la lyrique amoureuse, et sa défiguration dans le recueil entier, auquel ce langage se trouve confronté dans « Poème à crier dans les ruines » – ce qui en fait « une élégie, non pas à chanter mais à crier » (p. 48) : le livre est ponctué de formules de ce type, aussi frappantes qu’éclairantes. La tension se condense en plusieurs procédés, qui sont successivement examinés avec la plus grande précision, sur le plan de l’analyse stylistique. D’un point de vue d’ensemble, la « grande tradition de la plainte élégiaque » (p. 46) est travaillée par une poétique du « télescopage » syntaxique. Cela peut se traduire par la reprise d’images préalablement disposées dans le poème sous l’aspect d’une « coagulation » (p. 42), comme le signifie un vers caractéristique, condensant le procédé : « mon cœur désert, un mort, Mazeppa qu’un cheval / Emporte […] ». Il semble qu’Adrien Cavallaro nous fasse ici assister à rien de moins qu’à la naissance d’un trait de style, caractéristique d’Aragon, qu’on pourrait qualifier de vers agglutinant. Le télescopage peut également prendre la forme de « modalités diverses de la répétition », dont l’un des moyens procède du « ton traduction » évoqué plus haut. Il en résulte « une répétition convulsive qui force en maints lieux le verrou de la syntaxe » (p. 66).
Entre « harmonie » et « syncope » (p. 69), la tension musicale se transpose sémantiquement et formellement dans une référence à la valse, emblématique du rapport d’Aragon à la musique : tempo actualisé dans le vers alexandrin, puis tempo décalé, déséquilibré, qui aboutit, sous la forme d’une boucle, à la répétition finale et cette fois-ci à la « fixation définitive » (p. 104), nous dit l’auteur, de certains des éléments en mouvance dans le poème. Le chaos à la fois se signifie et se résorbe dans un grand art de la composition, et la chute, « Crachons veux-tu bien » unit dans un même geste de détestation les amants séparés.
Au terme de cette pénétrante analyse, qui met au premier plan un poème méconnu dans la postérité de l’œuvre, Adrien Cavallaro se défend d’avoir édifié une nouvelle statue, celle de l’amour pour Nane, qui viendrait en quelque sorte concurrencer la statue de l’amour officiel, celui du couple d’Elsa et du poète. Si statue il y a toutefois, celle-ci est singulièrement fissurée, comme le livre le montre : et sans doute cette fissure, loin de se limiter à un épisode strictement circonscrit de la vie et de l’œuvre, la parcourt-elle tout entière. Faute de cette tension, nous n’aurions que le ton lénifiant (voire léninifiant) de l’amour sans ombre. L’élaboration d’une image du couple, dans une visée idéologique, a été abordée par la critique aragonienne, par Daniel Bougnoux au premier chef, dans son livre Aragon, la confusion des genres, Adrien Cavallaro le rappelle – sans mentionner pourtant le chapitre censuré, portant sur l’homosexualité du poète. En des termes différents, ce même problème s’est posé à Éluard, enjoint (par Aragon lui-même, dans la préface des Poèmes politiques) à surmonter la douleur du deuil de Nusch ; de fait à tous les camarades. C’est tout l’empan de la méthode de Leo Spitzer qui est ainsi parcouru, qui nous renvoie à un aspect de l’esprit du temps. Le geste d’Adrien Cavallaro, celui de situer un « diamant noir » au cœur de l’œuvre, et de le faire briller sous toutes ses facettes, participe à désocculter les contradictions qui la constituent, qui en font pour nous la valeur.
Jean-François Puff
Adrien Cavallaro, L’Amour en ruine. Autour d’un poème de La Grande Gaîté, d’Aragon, Éditions Le Bord de l’eau, collections « Études de style », Lormont, 2023, 136 p., 10€
NDLR : Adrien Cavallaro est maître de conférences en littérature française à l’université Grenoble Alpes. Spécialiste de la poésie des XIXe et XXe siècles, il a consacré un livre à la réception rimbaldienne (Rimbaud et le rimbaldisme. XIXe-XXe siècles, Hermann, 2019) et codirigé le Dictionnaire Rimbaud (Classiques Garnier, 2021). Il a également contribué à éditer dans la « Bibliothèque de la Pléiade » les Œuvres de Victor Segalen (2020). Sur Aragon, il est l’auteur de plusieurs articles, et il a dirigé un numéro de la Revue des sciences humaines, Aragon polémiste (juillet-septembre 2021).
La fiche du livre sur le site de l’éditeur.