Paulo Leminski, « quarante clics à curitiba », suivi de « idéolarmes », lu par Marc Wetzel


Marc Wetzel invite ici le lecteur de Poesibao à découvrir le « chant d’existence » du poète brésilien Paulo Leminski (collection Po&Psy)



Paulo Leminski, quarante clics à curitiba, suivi de idéolarmes, poèmes traduits du portugais (Brésil) par Danièle Faugeras et Lorena Vita Ferreira (édition bilingue), Po&Psy, éditions Erès, 2023, 84 pages, 15€


La remarquable collection Po&Psy (qu’avec Pascale Janot, dirige Danièle Faugeras, ici co-traductrice) fait le simple pari que certains chants d’existence sauront la rendre moins opaque. Ou qu’une plainte comme une jubilation parfaites trouvent dans la totalité poétique où elles s’insèrent de quoi, respectivement, s’amortir ou se parsemer. Comme c’était vrai, jadis, du poète israélien Amir Or (Entre ici et là), la double petite œuvre qu’on nous propose ici de découvrir – d’un auteur brésilien familier et profond, dense et vaste, provocateur et sage -, enchante et instruit.

En judo, comme on sait, le nécessaire est trivial et inutile, est perdant (au mieux, il vaut négativement : déjouer la prise de l’autre); le suffisant seul compte (le geste suffisant est décisif, et infaillible). Le poète Paulo Leminski (1944-1989) a été, – entre autres, à côté de journaliste, traducteur, enseignant, biographe, critique, compositeur et parolier de Caetano Veloso … – professeur de judo. Tout le dit : son attention athlétique, ses feintes de mémoire, son ambition de ne vaincre qu’au sol (et non dans les nuées, ou les souterrains !). Rien n’use plus du temps et de l’espace ensemble qu’une prise de judo (à la fois opportune et souple, sinon rien), et le « combat » de judo (le mal nommé) est à la fois initiative et partage – on ne surpasse l’autre qu’avec lui -, à la fois respect et domination – piloter le centre de gravité de l’autre fait qu’il tombera seul, où l’on voudra -, à la fois investissement et dessaisissement – il faut, tout en marquant l’autre à terre, se garder et dépêtrer soi-même d’elle. Rester vigilant (méfiant et confiant à la fois), comme fait par exemple un écolier un jour de rentrée : le genre de première fois où exactement (dans la salle de classe, l’une et l’autre inédites) on sait n’être pas seul à se sentir seul :

 « 1er jour de classe
dans la salle de classe
moi et la salle
 »

Cette vivante indissociabilité d’espace et de temps se marque souvent chez ce poète (dans une moisson : »Fruits qui ne deviennent/ Mûrs qu’après récolte/ Mes vieilles connaissances » p.23 ; un repentir de peintre ou de pénitent : »Après aujourd’hui/ la vie ne va plus être la même/ à moins que je ne persiste à me tromper » p.27 ; un cas de conscience : »J’ai hésité des heures/ avant d’tuer c’t’animal./ Après tout,/ c’était un animal comme moi,/ avec des droits,/ avec des devoirs./ Et, surtout/ incapable de tuer un animal,/ comme moi » (p.16). Comme on le voit, coexistence spatio-temporelle et solidarité vitale jouent ensemble, toute liberté dépendant des coups qu’elle se permet, mais s’imputant l’âge aussi de ses échecs ou excès – comme on doit souffler soi-même les bougies du gâteau, car le passage de nos années est lui-même nôtre, mais le temps imparti pour cela  est ici encore une fête spatiale :

« le temps
entre le souffle
et l’extinction de la bougie
 » (p.33)

Rien n’associe plus intimement, bien sûr, espace et temps, que le mouvement. C’est la loi des choses : tout déplacement dure quelque chose, tout moment s’étale quelque part. L’extraordinaire « liberté de mouvement » de l’homme requiert une attention constante à la justesse de nos mouvements (le gourmet doit veiller sur sa déglutition (p.49), comme le pélerin sur ses empreintes (p.62), la ballerine sur ses orteils (p.37), l’espion sur la longueur de son ombre (p.28) ou l’enfant sur sa vulnérable finesse de peau (p.19). L’homme est l’animal qui doit rendre compte des mouvements mêmes du monde (comme font l’astronome, le statisticien, le grutier, le trader), mais est en charge d’observer aussi les mouvements de ce qui n’est pas, ainsi que de ce qui est dans les autres, de ce qui n’est pas en lui, et même : de ce qui dans le monde aspire à se mouvoir comme lui ! Mouvements de ce qui n’est pas : »penché au-dessus d’un trou/ à regarder le vide/ aller et venir » (p.60) ; de ce qui est dans les autres : »lune automnale/ à cause de toi/ combien dorment mal » (p.58) ; de ce qui n’est pas en lui : »maison avec chiot méchant/ mon ange gardien/ remue la queue » (p.61) ; de ce qui, parmi les choses, voudrait accompagner son parcours : « deux feuilles dans ma sandale/ l’automne/ lui aussi veut marcher » (p.43).

La phrase inaugurale de la modernité, on le sait, a été, contre Aristote (séparant les mondes sublunaire et supralunaire), la formule de Galilée, découvrant que Jupiter a ses lunes, : là-bas est comme ici. Le ciel n’est qu’un amas de terres, la Terre n’est qu’une bribe de ciel. Rien ne peut être centre, et tout doit croire l’être. L’étoile qu’on « contemple » au loin n’est elle aussi qu’une ancienne action sur soi , comme le sera le Soleil présent depuis Sirius au moment venu etc. Mais le poète, lui, n’oublie pas le mouvement propre de l’être, les réciproques et incessants décalages et distorsions qui sous-tendent son équilibre apparent – et Leminski sait que le désespoir céleste de la Terre et le désespoir terrestre du Ciel font deux, d’une formule sobre, et géniale :

« réchauffer près d’un feu
le froid que je ressens
à contempler les étoiles
 » (p.71)

Dieu lui-même, loyal partenaire du judo du sens, dispose, devant et grâce à nous, d’un tatami correct, et de sa propre place – éventuelle – d’Absolu vivant :

« vêtements sur la corde à linge
dieu soit loué
parmi les choses lavées
 » (p.75)   

Le Paraná eut donc aussi son haïkiste !

Marc Wetzel

NDLR : Paulo Leminski est né à Curitiba (Brésil) en 1944. Il fut poète, romancier, traducteur, compositeur, biographe et essayiste et ceinture noire de judo. Il est l’auteur de Distraídos venceremos ou Catatau entre autres. Ses compositions ont été enregistrées par divers artistes, parmi lesquels Caetano Veloso, Ney Matogrosso et Itamar Assumpçao. Il est mort en 1989. Son œuvre complète a été rassemblée en 2013 dans un recueil unique intitulé Toda poesia.

Extraits
 
Les gens qui ont
des oiseaux en cage
ont bon coeur.
Les oiseaux sont saufs
(Os pássaros estão a salvo)
de tout sauvetage
(de qualquer salvação) (p.14)

L’oeil de la rue voit
ce que ne voit pas le tien.
Toi, quand tu vois les autres,
tu penses que c’est moi ?
Ou tout ce que ton oeil voit
Tu penses que c’est toi ?
(p.22)

ça, là, ce ne serait pas
par hasard
un endroit
pour jeter des ombres ?
(p.28)

il y a ceux qui se protègent
derrière
un barrage
de bonjours
bonnes soirées
bonnes nuits
ainsi ils ne risquent pas de
voir ce qui est en train de se passer
(p.31)

horloge arrêtée
l’oreille entend
le tic tac passé
(p.46)

vert l’arbre tombé
vire au jaune
pour la dernière fois de sa vie
(p.52)

la pluie vient d’en haut
on court
comme si elle venait derrière
(p.76)