Pascal Quignard, « Les heures heureuses », lu par Isabelle Baladine Howald


Isabelle Baladine Howald dit ici aux lecteurs de Poesibao son émerveillement sans cesse renouvelé à la lecture de Pascal Quignard


 

Pascal Quignard, Les heures heureuses, Albin Michel, 2023, 230 p, 19,90 €.


L’amour de l’égarement

Il est des livres qu’on ne peut lire n’importe où n’importe quand. J’ai donc attendu et c’est par un matin lumineux du début de septembre, au bord d’une Manche d’un bleu pâle fondu au ciel que j’ai commencé à lire.
Le livre entre dans nos vies de la même façon que le paysage que l’on découvre, le vent constant dans des feuillages légers, l’odeur de la mer après la tonte des prés- salés, le vol erratique des nombreuses libellules qui vivent ici.

Je lis Pascal Quignard depuis plus de quarante ans. Je lis combien Les heures heureuses, douzième volume de Dernier royaume et le dernier à ce jour de cette entreprise ad vitam, sont plus éclairées, moins tourmentées, moins angoissées que le premier, Les ombres errantes.
J’aime d’ailleurs qu’il ne fasse rien contre l’angoisse quand elle arrive, il s’occupe, mais il ne la nie pas, il ne l’empêche pas. Il reste assis des heures- « à poser mes fesses », cela me fait toujours sourire, souvent au bord de la mer, – il ne parle jamais, je crois, de montagnes – ou au bord de l’Yonne, de toute façon toujours au bord :
il faut toujours pouvoir s’enfuir : « j’ai dû être cerf ou lièvre jadis. J’ai toujours su fuir à toute allure. »
Même invité à la télévision, il est assis tout au bord de la chaise.

L’œuvre de Pascal Quignard, on le sait, est une recherche du jadis, ce petit mot un peu obscur et pourtant si évocateur de tout ce que l’on ignore, de tout ce vers quoi l’on passe sa vie à remonter comme le saumon dans sa rivière. Il ne parle jamais de futur. S’il cherche un temps, c’est celui d’avant et même de bien avant.
Les heures, les dates. Toujours infiniment de dates, dont celle, centrale de 1640, sans que lui-même sache bien pourquoi. Il s’est passé beaucoup de choses en 1640, mais

« espérer que soit lu en 1640 ce qu’on a écrit en 1979, c’était inverser, non pas la direction du temps, car il n’a pas de direction, mais la coutume de cette orientation ».

Voilà ce qu’il fait depuis toujours, se laisser désorienter, désorienter la littérature, le linéaire, hors de tout chemin tracé dans tous les domaines, et en particulier ceux de la société et de l’histoire.

Ici il s’égare ou se laisse juste transporter non plus dans les lettres mais dans les chiffres, les nombres, les dates, les heures. Une date est quelque chose d’inébranlable pour tous sauf pour lui, c’est un schibboleth, un mot de passe pour entrer dans l’amont, naissance comme mort. Les heures c’est le temps lisible, ce que savent nombre d’écrivains ou d’historiens. La référence absolue pour Pascal Quignard est alors Le livre d’heures du Duc de Berry. On remonte jusqu’au paradis et son fruit fatidique :

« C’est à cet instant pile du zénith que l’homme ne peut avaler ; c’est à cet instant que le morceau de pomme resta fixé à sa gorge, surgissant à son cou comme le premier vestige du temps, l’empêchant de déglutir.
Le premier vestige du temps est la
pomme d’Adam, c’est l’angoisse, qui serre la gorge, qui se tient juste au-dessous du langage. »

L’angoisse, et le désir, ces choses au fond si semblables, dans le temps anachronique que propose Pascal Quignard.

Dans la nature, oiseaux et fleurs se succèdent saluent « Hora, le mouvement qui presse le temps. » L’humain sait si peu et de moins en moins attendre. Attendre signifie s’angoisser, à cause de ce qui risque de ne pas venir – et de venir. On se souvient du vieux psychanalyste disant avec un sourire malicieux : « qu’est-ce que vous risquez ? Qu’on vous dise oui ? »
On attend.

« Quelle passivité, depuis que je suis né, est venue gésir au fond de moi, sans que je m’en lasse jamais».

De là les si beaux passages déliés sur l’aube, l’aurore, le jour. Pascal Quignard aime ce temps, juste avant l’instant bref où il fait jour, en effet « livide » (qu’on peut redouter…)
Est-ce la mer, avec tout le présupposé amniotique qu’on peut lui prêter, son ressac qui avance ou recule ? « La mer est une chose perdue qui sans cesse revient. » Il y a toujours de l’eau chez Pascal Quignard, ici la mer fait entendre son souffle partout. Son amie nageuse l’inquiète, elle va si loin. « Rares sont les femmes entièrement météorologiques ». Il a beaucoup observé son amie si brûlante et si forte, ils ne se demandent rien, ils sont juste ensemble silencieux, Emmanuelle Bernheim et lui. Qui désoriente plus que la mort ? Ce sont de très beaux passages sur l’amitié si rare entre un homme et une femme, et entre cette femme et celle qui vit avec l’homme.

« L’amitié c’est aussi ne rien chercher à domestiquer de l’autre.
Ne jamais solliciter le fond de son secret. 
»

Qui n’a pas compris ça n’est pas un ami.

La bête noire des collégiens pour qui il est un vieux barbon, La Rochefoucauld, se révèle ici une âme bouleversante, tourmentée de passion, hantée par la mort. Pascal Quignard aurait été un fabuleux professeur ! Comme toujours on croise les célèbres anciens qui lui sont chers (Lucrèce ou Plutarque notamment) mais vus dans leur plus grande humanité, et dans le moment du désir ou de la mort. Il arrose le jardin d’une femme disparue, il parle des écrivains des langues mortes ou de l’Histoire, de la même manière. Comme je comprends et aime cette manière d’être, toujours traversée, ne s’en tenant pas à la disparition terrestre, non en la niant mais en l’incluant comme processus psychique certes mais aussi biologique, organique. « Il est possible de vivre deux fois. C’est-à-dire : il est possible d’écrire ». 
Ecrire c’est garder vivant.
Et plus que jamais les femmes, l’amour que donne les femmes, leur étrangeté, leur sauvagerie et leur douceur inapprivoisables. Pascal Quignard est l’écrivain de la différence sexuelle et c’est magnifique de ne pas vouloir que nous nous ressemblions et de garder intact que nous soyons en face à face, parfois ennemis, souvent éperdus : la désorientation sexuelle est ici à son comble.

On n’est jamais obligé de croire les petits contes souvent cruels, les légendes brèves ou féroces de Pascal Quignard. Moi dont tout le monde se moque parce que je crois tout ce qu’on me dit, lui je le crois en sachant qu’il raconte parfois merveilleusement n’importe quoi – je pense qu’il adore mentir – très loin enfoui dans le monde l’enfance.

Ce n’est qu’une lecture, une fois encore. On ne peut pas s’empêcher de parler des livres qu’on aime mais on a toujours envie de m’excuser de ne savoir faire que ce qu’ on fait… Un passionné d’Histoire parlerait de bien des personnages aussi énigmatiques que Charles de Saint-Evremont qui ressemble tant à Pascal Quignard comme un autre lecteur me l’a fait remarquer, de Sainte Thérèse, de Madame de Sablé ou de Cendrillon, « la fille des cendres », de bien des événements présents dans ce livre, des lieux traversés par les noms (Compiègne, Versailles), les dates et parfois l’inconscient (Bern…), des écrivains et philosophes aimés (Spinoza, Giordano Bruno…). Un passionné de récits repérerait les mythes et les légendes inventées. Un passionné de psychanalyse se pencherait sur la dépression de novembre, l’oncle Jean Bruneau si important, revenu des camps, les bonheurs si solubles dans la nature, l’attente, l’inoubliable qui est peut-être le mot de la fin et à la fin, et l’oubli.
En passionnée de livres, j’ai lu ce qui précède et si je peux lire Les heures heureuses de Pascal Quignard aujourd’hui au bord de la mer que je n’avais pas vue depuis si longtemps qu’y plonger mon corps, saisi, le souffle coupé, me parut très étrange, risqué, délicieux, c’est que l’angoisse est moindre.
Comme quoi, une œuvre lue depuis toujours vous aide à apprendre à vivre.
Comme quoi regarder les yeux globuleux de la petite et fine libellule ce matin posée sur une feuille, la petite grenouille verte me regardant un soir de l’autre côté de la vitre passe par les livres de Pascal Quignard.
Comme quoi il faut apprendre à attendre quelque chose d’inattendu, sans ciller, comme lui regarde souvent, fixement, très loin, très autrefois, assis tout au bord.

Isabelle Baladine Howald

Pascal Quignard, Les heures heureuses, Albin Michel, 2023, 230 p, 19,90 €.


Retrouver un grand extrait dans l’anthologie permanente de ce jour.