Martine Broda, « Toute la poésie » : un entretien avec Yves di Manno, par Isabelle Baladine Howald


Un entretien avec Yves di Manno, à l’occasion de la réédition chez Flammarion de toute la poésie de Martine Broda



Entretien avec Yves di Manno sur Martine Broda
Isabelle Baladine Howald




Nous avons souhaité nous entretenir avec Yves di Manno, qui a publié Toute la poésie de Martine Broda chez Flammarion, reprenant l’ensemble des volumes déjà parus.


Isabelle Baladine Howald (IBH) : Yves di Manno, vous êtes l’éditeur de Martine Broda, ce regroupement était-il un projet que vous aviez avec elle ?

Yves di Manno. : Oui, nous avions évoqué cette possibilité lors de la parution d’Eblouissements en 2003 : l’idée était de reprendre dans l’ordre chronologique de leur composition les poèmes des deux volumes que je venais d’accueillir. Bien entendu, il fallait d’abord laisser ceux-ci vivre leur vie… De surcroît, Martine avait l’intention de leur adjoindre un nouvel ensemble, dont seuls des fragments ont été retrouvés à sa mort en 2009. Mais j’avais gardé ce projet à l’esprit depuis lors et je suis très heureux de l’avoir enfin réalisé cette année.


IBH : Comment avez-vous connu Martine Broda ? Et qu’avez-vous aimé dans sa poésie ?

Y. d. M. : J’ai d’abord connu Martine Broda à travers ses livres, qu’il s’agisse de ses poèmes ou de ses traductions (j’avais lu La Rose de personne avec un éblouissement mêlé d’effroi dès sa parution en 1979). Nous nous sommes ensuite croisés à quelques reprises, à Royaumont notamment, mais la rencontre s’est véritablement faite quand j’ai commencé de m’occuper de la collection Poésie/Flammarion. Martine m’a alors adressé le manuscrit de L’Amour du nom, que j’ai eu la chance de découvrir en avant-première mais qu’il m’était impossible de publier dans la collection, s’agissant d’un essai. Dans la foulée, elle m’a fait lire un ou deux ans plus tard ses Poèmes d’été, que j’ai accueillis avec enthousiasme et dont j’aimais qu’ils aient l’air de prendre le contrepied de ses livres antérieurs, de Grand jour en particulier. Je me souviens d’ailleurs que leur parution avait déconcerté certains lecteurs, qui trouvaient ces Poèmes d’été un peu trop prosaïques, pour ne pas dire plus, alors qu’ils expriment si bien le désir et la lumière qui fondent et traversent toute sa poésie…


IBH : On sait la traductrice hors pair de Paul Celan qu’elle a été, à propos duquel elle écrit dans un poème qu’elle lui adresse : « insolvable la dette ». On trouve des traces de Celan dans ses livres : pour autant, elle a réussi l’exploit de ne pas se faire dévorer par lui, si je puis dire. Comment d’après vous reliait-elle ou séparait-elle ces deux activités de poète et de traductrice ? Maintenait-elle sans difficulté cette frontière indispensable ?

Y. d. M. : Martine appartenait à la génération des poètes qui ont réaffirmé à partir des années 1970 le rôle central de la traduction dans la redéfinition de nos écritures poétiques. Il n’y avait donc aucune frontière à ses yeux – bien au contraire – entre ces deux activités, qui se complétaient plutôt qu’elles ne se différenciaient, s’éclairant l’une l’autre – ou plus exactement, élargissant leurs champs d’action réciproques. Le geste même d’écrire s’en trouvait modifié – ou son principe antérieur remis en cause – ce qui permettait d’entrevoir, dans cette période de grandes mutations, une autre approche du monstre poésie et de son inscription. De la même manière que la tension lyrique était soutenue, exacerbée chez elle, par une exigence formelle (syntaxique, prosodique) qui était aussi le propre de l’époque, contrairement à aujourd’hui.


IBH : Ses figures tutélaires sont Rilke, Benjamin, Jouve… Lisait-elle aussi beaucoup ses contemporains ?

Y. d. M. : Bien sûr ! Elle en cite d’ailleurs certains, qui auront été des compagnes et des compagnons de route (Mitsou Ronat, Esther Tellermann, Charles Racine entre autres). De surcroît, Martine a fait partie de la rédaction d’Action poétique pendant une douzaine d’années. Elle a composé en particulier un superbe numéro : Langue morte (n° 80, 1979) au sommaire duquel on retrouve Pascal Quignard, Paul Louis Rossi, Bernard Chambaz, Emmanuel Hocquard, Barbara Cassin… Dans les Poèmes d’été elle cite quelques contemporains majeurs à ses yeux (Dupin, Deguy, Tortel…) et l’on sent bien que sa démarche n’est nullement celle d’une solitaire : mais d’une poète engagée dans une aventure collective où les œuvres des uns et des autres dialoguent plutôt qu’elles ne s’affrontent. Et où il ne s’agit pas de défendre son pré carré (ou sa petite entreprise) mais de participer à un mouvement général, à la recherche d’une lumière moins parcellaire. Sous cet angle-là aussi, les choses ont évidemment bien changé…


IBH : Incarne-t-elle une nouvelle figure de poète qui est aussi une femme, pourtant « inactuelle » (comme vous l’écrivez dans votre note éditoriale) que ce soit à son époque ou aujourd’hui ?

Y. d. M. : Il y aurait beaucoup à dire sur ce point, ou plutôt sur les divers points que soulève votre question. J’en retiendrai deux pour l’instant : la question du féminin et celle de l’inactuel. Martine Broda arrive à un moment (les années 1970) où les femmes commencent non sans peine à émerger dans le paysage poétique français. Elle est un peu plus jeune qu’Anne-Marie Albiach, Huguette Champroux ou Marie Etienne, du même âge qu’Esther Tellermann, Liliane Giraudon ou Catherine Weinzaepflen. Ce n’était pas simple d’imposer sa voix à l’époque, dans ce monde d’hommes – même si certains d’entre eux, bien sûr, ont su les accompagner. Pour ne rien arranger, Martine se réclamait d’une tradition – la lyrique amoureuse – qui était au départ une invention masculine (bien que quelques femmes comme Marina Tsvetaieva l’aient superbement incarnée) et qui n’était guère de mise à ce moment-là. C’est la dimension que j’appelle inactuelle de son écriture (le terme est tout sauf péjoratif à mes yeux !) et qui l’est restée de nos jours, réfutant « la niaiserie et l’enflure du moi » au profit de « l’amor fati, chant du monde et non du moi », pour reprendre ses formulations. On mesurera aisément en quoi une telle conception s’oppose aux épanchements les plus consternants qui gangrènent à nouveau la poésie et au triomphe du narcissisme dont notre temps semble avoir fait son étendard. En ce sens, lire Martine Broda aujourd’hui c’est délaisser ces miroirs aux alouettes et renouer avec le temps arrêté qui est le véritable espace du poème, la lumière inconcrète ou éblouie du chant…


IBH : Merci infiniment, Yves di Manno, de nous avoir accordé cet entretien.


Martine Broda, Toute la poésie, préface d’Esther Tellermann, Flammarion, 2023, 366 p., 25 €