Poesibao publie cette lettre de Jean-Pascal Dubost à Antoine Emaz, “un ami dont on sait qu’il ne la lira pas”.
Lettre à Antoine Emaz à propos de Erre
Cher Antoine,
C’est une étrange chose que d’entreprendre l’écriture d’une lettre à un ami dont on sait qu’il ne la lira pas, où qu’il soit dans cet espace infini qu’est la mort, une lettre pour évoquer son livre posthume, inachevé. S’adresser à une personne morte est un dessein paradoxal. Ça n’empêche qu’écrire cette lettre j’y tiens. D’autant que c’est le premier livre de toi que je reçois sans ta dédicace au crayon de papier.
Il importe que je te dise avant toute chose comment j’ai approché ton livre, puisque ce ne fut pas d’un abord aisé. Dès que je le commençai, il me vint assez rapidement un malaise dont j’identifiai sans difficulté la raison. Te lisant, en effet, il m’échut le sentiment d’entendre ta voix me parlant comme quand nous devisions sur la poésie, ton grain de voix d’écriture en mon for intérieur se métamorphosant en voix réelle, vivante, entrecoupée de ton rire de rogomme, ou du moins me projetait dans les conversations que nous avions souventes fois autour d’une chope ou d’un canon. Ça me mit mal à l’aise. Ce fut comme si opérait une connexion, dont je me dis que c’était bien cela, que depuis que nous nous connaissions (début années 90, si ma mémoire ne fait faillison excessive), tu étais devenu une sorte de compagnon-daimôn par ta voix toujours présente, dans la vraie vie comme dans celle des livres (quand bien même fussions-nous quelquefois en désaccord). Et je ne sache pas être le seul sur qui tu exerçais cette très-bénéfique (et involontaire) influence. Au final, et comme pour justifier la raison de cette lettre, c’est comme si tu ne nous avais pas quittés et que je m’adressais à l’un de mes daimôns, dont la voix est présente quelles que soient les circonstances. J’ai conscience d’entretenir une illusion d’agnostique, mais fait est qu’ainsi ce fut.
Pour en revenir à ton livre, avant même de l’entamer, son titre m’intriguait, et m’intrigue encore maintenant que j’en ai achevé sa lecture. On dissertera sans doute, et on a sans doute déjà disserté, sur les homophonies avec « air » ou « aire » (et souvenons-nous que tu as écrit De l’air, publié au Dé Bleu en 2006), sinon avec les différents sens du mot « erre » (vitesse, trace, errance) ; ce n’est pas ma lecture. Sitôt que j’ai vu-lu ce titre, j’ai eu une lecture paronymique, pensant au mot « terre », en tant que poète de la terre que tu étais, poète de la terre manquant d’air, réclamant de l’air pour le corps ; la terre et l’air, l’un comme l’autre, étant deux éléments très présents dans tes poèmes. Si poète de la terre tu étais, ce n’était pas d’une terre de la rêverie du repos ou de la volonté, foin d’onirisme et d’imaginaire chez toi, a contrario de James Sacré, mais une terre métaphorique au sens de l’ancrage d’une poésie terre-à-terre, fixée au sol, réaliste, terriennement matérialiste même dans son aspect réflexif, dirigée vers des affections terriennes (au sens où les interrogations issues des gestes du quotidien travaillent sinon modifient la sensibilité). J’irais jusque dire que même ton rythme était terrien (réflexion intuitive plus que théorique). Si l’air est l’autre élément non bachelardien de ta poésie, d’une certaine manière, « erre » ne réunit-il pas ces deux éléments ?
Je n’ai pu m’empêcher de lire ton livre sans mettre en regard de chaque mot (et d’ailleurs tu insistes fort sur le mot « mot »), de chaque vers et de chaque poème ce qui agissait lentement mais malheureusement sûrement au moment de son écriture, « Quelque chose bouge doucement » écris-tu dès le premier poème ; la maladie. La mort pèse omniprésentement, souvent par allusion, « le ciel s’en va doucement ». C’est pourquoi penser au mot « terre » s’imposa à moi à la lecture de ton titre, c’est pourquoi s’imposa de penser à la mise en terre, comme si tu te projetais dans un futur proche et avec dignité, quasi ironie. Je ne sais si c’est ce que tu as pensé, mais c’est ce que j’ai pensé, et ce n’est peut-être pas ce que tu as pensé, mais le poème agit bien après que le poète l’a écrit. Bien que tu écrives « on n’a pas la fibre héroïque », il y a néanmoins un courage humainement littéraire à s’accrocher au poème, au mot, pour respirer un peu dans l’oppressante carcasse elle-même oppressée par l’inquiétude, sinon plus : « à certains moments le sens de vivre/s’effrite/et laisse une traîne de peur » ; un courage à vouloir créer un espace hors temps dans le poème devenant, à mes yeux, sorte de purgatoire terrestre du vivant. Ce sentiment que le poème repousse le temps : « mais demain/c’est encore loin », c’est presque banal à dire, mais quand le vivre appuie l’argument, le banal s’autodétruit automatiquement. Non seulement tout cela est inclus dans le poème, mais aussi dans son rythme, dont la lenteur pesante (faussement tranquille) semble avoir pour fonction première de le ralentir, ce foutu temps qui est rongé d’autant plus vite que la rongeuse maladie agit lentement. Grâce au poème, « ça tient un peu/mais ça tient encore », et « le corps se détend même le mal/se tait ». Il y a cette urgence d’écrire face à la mort mêlée de lenteur rythmique, comme si prendre son temps pouvait illusoirement repousser la fatale échéance.
Et toujours cette mise à distance lyrique par l’usage du pronom « on », plus significatif que jamais en ce livre. Un pronom qui crée une impression de hauteur au-dessus du temps présent vécu, subi, sinon même au-dessus du mal rongeur, et en même temps, temps choyé en les minuscules joies qu’il offre dans sa matérialité quotidienne, « un paquet de tabac/ou un bol de groseille un verre de vin/des riens mais là ». Sorte de « on » démiurge qui capte la matérialité de l’instant. Au-dessus du temps présent, certes, mais au cœur de l’instant, telle est ta position paradoxale de poète.
Il y a au fur et à mesure qu’on te lit une discrète mais palpable montée de l’inquiétude sinon de la peur, et un peu comme une tragédie (en plus ostentatoire) nous mène vers son dénouement, tu nous mènes vers un dénouement qui commence au poème daté du « 21.09.18 » :
« toucher
à sa fin
vie et mort on ne voit pas bien
laquelle s’accroche à l’autre
comme un lierre
on n’a pas grand-chose à dire
là-dessus même si
on parle pour ne pas laisser
toute la place à la peur
la nuit »
Et qui neuf poèmes plus loin s’achève sur le mot « éteindre ». Le livre se refermant ensuite, comme un minuscule tombeau.
C’est un livre posthume, inachevé, que tu aurais certainement encore travaillé, retouché, émondé, mais qui ne pouvait rester sous silence car à l’évidence il devait nous signifier « être encore là », un livre que ne pouvaient éditer que tes amis de Tarabuste, avec l’accompagnement d’Anne-Sophie, ta femme, sans doute la mieux à même de savoir ce qui est derrière chaque mot, même s’il y a une part de douleur secrète derrière chacun d’eux. Les premiers ouvrent le livre, la seconde le referme, cela le rend d’autant plus émouvant. Tu es bien entouré. C’est toujours un truc bizarre, ces livres posthumes, qui vous malmènent dans votre considération de la mort. Mais avant que tristesse ne fasse son oppressant boulot, je vais clore ici cette lettre en te souhaitant bonne énergie dans l’éternité.
Jean-Pascal Dubost
Antoine Emaz, Erre,Tarabuste, 2022, 16€