Jean-Pascal Dubost, selon la formule de « la lettre à » qu’il affectionne, répond publiquement à « Échafaudages dans les bois » d’Ivar Ch’Vavar.
Ivar Ch’Vavar, Echafaudages dans les bois I, Lurlure / Le Corridor Bleu, 2022, 304 p., 22€
Lettre à Ivar Ch’Vavar à propos de Échafaudages dans les bois I
Cher Ivar Ch’Vavar,
Ce livre dont tu es l’ordonnateur est d’une telle densité et d’un fourmillement tel que je t’en annonce de suite l’impossible compte-rendu circonstancié, par quoi je me contenterai de te dire premièrement mon admiration devant une telle somme dont il est la prémisse d’une plus conséquente dans la continuité du Travail du poème1, puis secondement mon regret de ne pouvoir en évoquer que les quelques aspects qui m’ont retenu ainsi qu’il va s’ensuivre.
Comme ce livre est essentiellement composé d’échanges épistolaires sous la forme moderne du courriel (auxquels s’ajoutent des fragments de textes de diverses factures), je l’ai lu comme un ébahi délicieusement égaré dans un salon de conversation écrite au sein duquel non point y discute-t-on de sujets futiles et mondains non plus s’y divertit précieusement, mais au sein duquel, à l’instar des salons littéraires de l’âge classique, on y soutient une dispute, une dispute littéraire, de haute farine et profondément, ici sur la question qui te requiert passionnément des mystères de la création poétique, avec la particularité néanmoins qu’essentiellement sont retranscrits les propos du meneur de conversation. Pour ce, tu as réuni une compagnie d’interlocuteurs (et camarades) sollicités pour contribuer à une sorte de pensée-en-progrès collective, à une pensée que tu voudrais expanser et ouvrir à la communauté des poètes (ton livre dessinant un horizon de lecteurs assez bien informés sur la création poétique et sur ses affres et subtilités), où chaque poète-lecteur peut par sa lecture active apporter sa touche à l’invention et l’expansion d’une pensée qui par conséquence est constamment en mouvement, parfois labile, tantôt insaisissable, souvent complexe sous l’apparat de la simplicité, ainsi que quelquefois contradictoire. Tu indiques que « Si le lecteur est très important, aussi important que l’auteur, c’est parce que je vois la poésie comme un travail collectif » : c’est un point de vue assez peu commun dans la sphère poétique, dont le principe parcourt tout l’échafaudage, autant qu’il innerve tout ton travail, malmenant le topique de la marginalité du poète et de sa solitude créatrice, d’autant plus original qu’il définit ce que tu entends et défends par « poésie populaire » : la poésie concerne tout le monde, « Mais… si la poésie ne devait pas être l’affaire de tous, à quoi bon la poésie ? » S’agissant du cœur de la création poétique, la conversation se concentre sur la conception de la forme (et subséquemment sur sa fabrication), sur la coïncidence entre l’œil et l’oreille, avec pour base de réflexion tes créations formelles, assavoir le vers justifié et le vers arithmonyme, induisant le vaste débat sur l’inspiration, opposée à la notion de travail (que toi tu n’opposes pas) ; « interroger de plus près l’énigme de l’Inspiration » est le prime dessein de ce livre (cette inspiration à propos de laquelle à mon sens on fait trop cas et mystère).
Mais pour en revenir à la coïncidence que j’évoquais, j’ai pensé, en lisant les différents questionnements de tes camarades débattant si justifier ou arithmonyser se travaillait avec (et pour) l’œil ou avec (et pour) l’oreille, j’ai pensé à cette ancienne querelle qui, aux temps de la Renaissance et des siècles suivants, opposa violemment grammairiens et poètes (à coups de grammaires et d’arts poétiques) sur le sujet de la réforme de l’orthographe et l’adéquation de la lettre et du son, de la graphie pour l’œil ou de la graphie pour l’oreille2. Les uns, derrière Louis Meigret et consorts, prônant une graphie au service de la voix (le phonocentrisme) ; les autres, derrière Théodore de Bèze, une graphie pour l’œil (les graphocentristes) ; le débat investissant le domaine poétique également puisque quelques poètes entrèrent dans la querelle, parmi lesquels certains considéraient que le matériau premier du poème était le son et non la forme graphique ; que la lettre devait correspondre au son ; que le poème étant fait pour être lu à haute voix ; qu’il devait obéir à cette loi. Ici point de querelle, mais une courtoise dispute, faite de quelques désaccords respectueux. Si le débat n’est pas le même, la question est similaire. Ton livre est une longue hésitation entre l’oreille et l’œil. Tu écris « J’admets que le vers justifié est difficile à lire à haute voix », c’est sans doute vrai, tant il semble écrit par l’œil et pour l’œil, et tu ajoutes « mais ni plus ni moins qu’un autre », ce qui est discutable, car tu remets là en question toute l’histoire de la métrique et de la prosodie : la rime par exemple, étant phonatoire et auditive, a été créée pour l’oreille et avait pour fonction de faire entrer le vers dans l’oreille jusque dans la mémoire grâce à la répétition des sons finaux. La poésie contemporaine a non pas aboli cette question frontale son/forme, mais l’a exacerbée, creusée et tumultueusement bouleversée.
Te lisant, je me suis demandé si le doute ne te rongeait pas comme le capricorne ronge le bois des maisons, et si tu ne cherchais pas l’assentiment de tes pairs même dans le désaccord (parmi lesquels pairs l’essentiel n’appartient pas à la sphère universitaire, mais plutôt à une fratrie de non-théoriciens de la poésie, de prolos, les Philippe Blondeau, Cécile Ordatchenko, Florence Trocmé, Stéphane Batsal, François Huglo, Charles-Mézence Briseul ou Laurent Albarracin entre autres), dont je me suis demandé si tu n’attendais point d’eux qu’ils élargissent ton champ en renforçant le doute. Comme si, de surcroît, leurs retours ravivaient un esprit découragé enclin à la déprime et menacé de dépression, comme s’ils palliaient ce que tu appelles « un déficit d’énergie », fourbu que tu sembles être de bretter pour deux causes mal entendues (le vers justifié et le vers arithmonyme), et comme si, in fine, ils alimentaient ton état de crise permanente, dont il n’est à douter qu’il est à la fois accablant et stimulant ; « Comment faire autrement que d’avancer en groupe (sinon en meute !), pour célébrer le vivant, se retrousser les manches, et se battre ? » écrit à propos Pierre Vinclair sur Facebook, complice de bonne date de ta réflexion. Le fait d’une telle camaraderie induit qu’aucun discours pédantesque ne traîne dans l’ouvrage, ici, la théorie repose sur un ancrage dans le vécu, dans la vie quotidienne, sur du concret, au contact des autres, repose, comme l’écrit Florence Trocmé dans sa préface sur une « intrication entre le vivre et l’écrire ».
Ce livre est le livre des questionnements ; et tu manies avec adresse l’art de la controverse rhétorique en tissant les accords et désaccords des uns et des autres de tes interlocuteurs tout en y mêlant les tiens, à seule fin d’amender tes idées sur l’art du vers justifié ou du vers arithmonyme. Je n’entrerai pas présentement dans la dispute, cette lettre n’en est pas le lieu, je préfère attirer l’attention sur la richesse réflexive de cet ensemble généreux, dont je ne transmets au lecteur que le dixième, non sans souligner que ladite dispute que nous lisons s’élève au-dessus des vaines querelles d’écoles qui agitent le microcosme poétique.
Crois-tu à l’instinct poétique ? Cette force intérieure qui pousse le poète à agir, pour une forme, qu’il construit patiemment, telle la fourmi que l’instinct amène à construire son bâtiment (la fourmilière), mais dont la finalité repose sur un énorme travail (… de fourmi) pour le mettre en place. Le travail du poème est un travail de fourmi instinctive. Cet instinct (chez le poète) m’apparaissant comme une construction culturelle inconsciente conçue à partir de maints matériaux, dont la lecture, et qui agit comme une force inconsciente et apparemment irrationnelle. Je crois comme Mallarmé qu’ « il doit y avoir quelque chose d’occulte au fond de tous […] quelque chose d’abscons, signifiant fermé et caché », particulièrement chez le poète, produisant ce que Mallarmé appelait « l’instinct de rythme » ; or il y a chez toi un instinct de forme qui a l’heur d’élever au jour tes « mille imaginations latentes » (Mallarmé) ; d’où peut-être cette famille d’hétéronymes que tu as créée. Tes formes « fétiches » sont issues d’un mélange d’instinct et de métier.
On sort fortement stimulé de ta « cabane à palabres » (Florence Trocmé), et, bien que je n’eusse point besoin de l’être, convaincu comme toi que poésie et réflexivité forment un ensemble communicant.
L’impatience de lire la suite du Grand Œuvre est ici exprimée pour clore cette lettre et t’adresser mes salutations.
Jean-Pascal Dubost
Ivar Ch’Vavar, Echafaudages dans les bois I, co-édition Le Corridor Bleu / Lurlure, 2022, 304 p., 22€
1 Ivar Ch’Vavar, Travail du poème, éditions des Vanneaux, 2011 ; deux autres échafaudages sont annoncés.
2 Bernard Cerquiglini retrace savamment l’histoire de cette querelle (encore d’actualité s’agissant de la réforme de l’orthographe) dans Le Roman de l’orthographe, Au paradis des mots avant la faute 1150-1694, Hatier, 1996.