Henriette Levillain, “Katherine Mansfield. Rester vivante à tout prix”, lu par Isabelle Baladine Howald


Isabelle Baladine Howald explore en détail pour les lecteurs de Poesibao une riche biographie de Katherine Mansfield, signée Henriette Levillain.


 

Henriette Levillain, Katherine Mansfield. Rester vivante à tout prix, Flammarion, 2023, 317 p., 21 €.


Portrait de la jeune Katherine en feu


« Je suis certaine qu’on ne doit pas séparer l’art de la vie »
KM lettre, nov. 1920



A moins d’une erreur, je n’ai pas vu grand-chose, pour ne pas dire rien (mais il y a tant de pages sur… tout …),  pour le centenaire de la mort de Katherine Mansfield (1888-1923), britannique d’origine néo-zélandaise, et auteur-orfèvre de nouvelles, morte à 34 ans de tuberculose, en France son pays d’élection.
Une biographie d’Henriette Levillain chez Flammarion, Katherine Mansfield Rester vivante à tout prix, vient rompre ce silence assourdissant.

Kathleen Beauchamp n’a jamais rien fait comme les autres, elle a vécu sa vie à 200 à l’heure, sans se soucier d’aucune convention familiale (être déshéritée par sa mère, c’est déjà pas mal…), sociale (tenues excentriques, enceinte d’un homme alors qu’elle était amoureuse du frère de celui-ci, exil suite à ce scandale, puis mariage avec encore un autre déserté dès le lendemain de sa nuit de noces, divorce et autre mariage, multiples amours masculines – dont Francis Carco -, et féminines, amitiés trop intenses), sans parler de sa pauvre réputation. Mrs Woolf herself, est très choquée de l’accoutrement excentrique et provocateur de Katherine mais est aussi très admirative de son talent. Les lettres entre elles sont touchantes de distance maladroite, d’admiration et de retenue réciproques.
L’amour est certainement l’immense déception de sa vie, le Journal en est un écho sans concession, autant que ses célèbres nouvelles. « N’es-tu heureux que lorsque je suis absente ? » (Carnet de notes, 22 mai 1918).
Elle eut aussi de grands chagrins (fausse-couche, mort de son frère bien aimé Leslie, en 1915 durant la Grande Guerre, c’est la plus grande fracture de sa vie), une santé extrêmement défaillante (grave maladie sexuelle, tuberculose) et une terreur constante de la mort.
Ses deux grandes constantes furent l’écriture et l’amitié, très importante pour elle (avec D.H.et Frieda Lawrence, Ida Baker, Ottoline Morrell…).
Son amour de la vie éclate constamment : « C’est infernal d’aimer la vie comme je l’aime » (lettre à A.E. Rice, mai 1921).

Elle paie sa personnalité au prix fort : errance géographique sans fin dans des lieux trop froids pour ses poumons fragiles, manque d’argent, solitude, mariage difficile et certainement épuisant psychologiquement pour l’un comme pour l’autre,  avec John Middleton Murry qui sera  pourtant présent jusqu’à l’instant de sa mort, certes sans la finesse d’un Léonard Woolf par exemple. Mais on peut rapprocher John de Ted Hughes, le mari de Sylvia Plath, à laquelle on pense souvent en lisant Mansfield sur la vie commune, la difficulté d’écrire pour une femme à cette époque. Il s’occupera ensuite de tous ses écrits, comme Léonard ou Ted.
Vie très chaotique à tous points de vue. Mais il faut reconnaître à Katherine son amour de la vie et son courage d’écrire, son courage tout court.
Elle n’a pas écrit le long roman qu’elle souhaitait écrire mais elle a laissé ses nouvelles admirables de précision, d’observation, avec une compréhension de l’enfance, avec un souci du détail et de la psyché humaine absolument  uniques.
Son grand modèle fut Tchekhov et on peut dire qu’elle est dans le domaine anglophone, son équivalent.

Henriette Levillain retrace cette « brève vie » comme dit Citati dans son petit livre sensible. Lourde tâche parfois de succéder à d’autres biographes (en France, Claire Tomalin dans un livre détaillé, ou Michel Dupuis). Mais le point de vue, les découvertes éventuelles de documentaires, l’époque aussi modifient la perception. Contrairement à Citati, Henriette Levillain s’intéresse davantage à cette Katherine sauvage et tellement libre là où Citati insistait sur sa délicatesse mais les deux ne sont absolument pas incompatibles chez elle, au contraire.
La biographe nous précise : «  Elle pratiquait avec art et drôlerie la séduction, ne résistait pas ni au succès ni à la beauté des corps, s’emballait dans l’amitié féminine, multipliait les partenaires masculins, aimait la jouissance en la confondant avec l’amour, revendiquant l’indépendance en redoutant l’arrachement. »
Tout le paradoxe de Mansfield explose constamment dans son désir de fusion et dans son besoin de solitude, son goût immodéré de la liberté soumis à la nécessité d’aides constantes. Katherine aurait été une bonne patience pour le docteur Freud car il respectait fortement les artistes, mais il lui aurait peut-être dit : ne venez pas, ne parlez pas. Ou c’est elle qui lui aurait dit comme Emmy von N, une toute jeune patiente : « mais taisez-vous donc ! »
Eureka
pour le grand docteur qui dorénavant s’est tenu coi. Et la psychanalyse fut inventée…

Mansfield qui aimait Andersen dans son enfance a gardé de lui le principe de récits courts. « elle écrivait vite » nous dit d’elle Henriette Levillain. « Mon Dieu ! quel roman à écrire ! aurons-nous jamais le temps de l’écrire ? » (Lettre à Violet Schiff, août 1920), ou « Je suis incapable d’écrire tout un roman sur que ce soit. » (Journal, déc 1920). Non, le temps de l’écrire non, et cette profonde intuition d’une mort précoce la mènent à la brièveté des textes qu’elle écrit, fabuleuses nouvelles Sur la baie ou la Garden party par exemple… Pas le souffle pour un roman, pourrait-on dire, contrairement à sa contemporaine Virginia ? Virginia eut d’autres démons mais elle pouvait respirer.
Certes ce ne sont pas des contes, ni même des histoires, qu’écrit Katherine. Pour évoquer encore Andersen, ce si délicat faiseur de dentelles et de tableaux de papier découpé quand il n’écrivait pas, elle pratique ce cisèlement très précis dans son écriture.

Lui reprocher un sentimentalisme (risque de jeunesse dont la prévenait son premier éditeur, A.R. Orage, comme le précise Henriette Levillain) est mal la lire, il y a tout au contraire une lucidité voire une cruauté dans ses nouvelles implacables sur la vie en société ou la vie conjugale. En contrepoint, comme pour supporter cette lucidité, elle a ce goût désespéré pour la beauté des fleurs et des jardins, comme son contemporain Rilke auquel elle ressemble, ou Virginia Woolf et Vita Sackville-West, et Emily Dickinson avant elles !
« … Katherine Mansfield avait basculé dès Pension allemande de l’aversion systématique à l’inclination élégiaque. De la satire outrancière aux nuances de l’intime » écrit très justement Henriette Levillain. Ce qu’elle écrit de ce qu’elle perçoit, c’est ce qui crisse, un presque rien qui manque de dérailler, une déchirure à peine entre les êtres, mais tout et tous font semblant de continuer. Elle ne perçoit pas tout, elle perçoit le détail.
Elle ne perçoit pas le temps, elle perçoit l’instant.
Comme le dit encore sa biographe, c’est une intuitive, pas une conceptuelle mais ô combien perspicace…  Extrême exploration de la psyché humaine, féminine en particulier, souvent insatisfaite par manque de clarté d’elle-même (c’est aussi bien une difficulté qu’une chance que d’être ainsi, la preuve en est son œuvre). Katherine était aussi une lectrice et critique très avertie, elle se permit de critiquer Virginia Woolf, fâchée sur le moment mais qui tira de ces remarques une véritable leçon pour les livres suivants.

Henriette Levillain procède par petits résumés en tête de chaque chapitre, puis développe son propos soit biographique, soit littéraire, tellement mêlés il faut le dire… Cette affamée de vivre qu’était Mansfield brûlait de même façon pour l’écriture. Sa biographe analyse le caractère « radical » de Katherine Mansfield, n’élude ni ses défauts ni ses paradoxes, dans une biographie à la portée de tous, qui introduit à la lecture de Mansfield. Elle souligne sans s’y attarder car ce serait l’objet d’une autre étude, la difficulté de traduction due à son style particulier (qu’elle tient en partie de son Tchekhov tant aimé, mais l’élève égale le maître).

Jeune femme intense, elle se fourvoie dans les derniers mois de son inguérissable maladie dans la maison non chauffée et inhospitalière du gourou Gurdjieff, qui achève de la tuer. En même temps, Henriette Levillain raconte à quel point, arrivé juste avant sa mort, son mari la trouvée transfigurée,  par « L’amour de toutes choses » (lettre de K.M. En février 1919 au frère de Murry, Richard) qu’elle atteint alors. On pense encore à Rilke, dans ce goût du tout et de « l’inconnu bien plus grand que le connu » (lettre  à R. Murry, 1921), de la métamorphose atteinte. La maladie aura été l’enfer de Mansfield : « Et la souffrance, la souffrance physique, telle que je la connais depuis trois ans. Elle a tout changé pour toujours, même l’aspect du moindre est différent, quelque chose a été ajouté. Tout a son ombre » (lettre à J.M. Murry, octobre 1920), « … croire à la douleur, il le faut bien »(lettre à A. Gibbonds, juillet 1922)
Un médecin, un seul, les autres ayant été pour la plupart de scandaleux charlatans, comprend que si elle allait en sanatorium, ce qu’elle refusera toujours, elle n’écrirait plus et en mourrait (raconté dans une lettre à Ottoline Morrell, août 1919).
Katherine meurt le 9 janvier 1923. Elle avait écrit des années avant, encore plus concise sur le sujet que Kafka qui écrivait « je ne suis que littérature » : « I literature ».
Je littérature. Pas « me writer », moi écrivain, non : « I literature ».

Isabelle Baladine Howald

Henriette Levillain, Katherine Mansfield Rester vivante à tout prix, Flammarion, 2023, 21 €, 317 p.

Pietro Citati, Brève vie de Katherine Mansfield, trad. B. Pérol, Quai Voltaire, 1987
Claire Tomalin, Katherine Mansfield, une vie secrète, ed Bernard Coutaz, 1990 
K. Mansfield Lettres, trad. Madeleine T. Guéritte, préf Gabriel Marcel, Stock, 1985
K. Mansfield Journal, trad. M. Duproix, A. Marcel, A. Bay, préf. Marcel Arland, intro. J. M. Murry, coll. Folio, Gallimard, 1983.
K. Mansfield, Carnet de notes, pas de nom de traducteur, intro de J.M. Murry, coll Bibliothèque cosmopolite, Stock, 1986.
K. Mansfield, La garden party (et d’autres nouvelles), trad. M. Duproix, préf. Ed. Jaloux, coll bibliothèque cosmopolite, Stock,  1983.
 
Henriette Levillain sera le mardi 19 septembre à la Librairie L’Ecume des pages, à Paris, pour rencontrer ses lecteurs et dédicacer son livre, Katherine Mansfield.
Informations pratiques : à 19h – Librairie L’Ecume des pages – 174 Bd Saint-Germain – 75006 Paris

NDLR : un lecteur de Poesibao, rappelle que Katherine Mansfield a écrit aussi de la poésie et propose cette bibliographie

*Poèmes, traduction de Jean-Pierre Le Mée, éditions de la Nouvelle Revue Critique, 1946
*Poèmes, traduction et postface d’Anne Wade Minkowski, éditions Arfuyen, 1990
*Villa Pauline et autres poèmes, traduction Philippe Blanchon, Editions La Nerthe, 2012
*This is my world, Voici mon univers,  Poèmes suivis de deux nouvelles, traduction Anne Mounic, éditions Atelier GuyAnne, 2020