Guillaume Decourt, entretien avec Raphaël Laiguillée


Poesibao propose ici à ses lecteurs un dialogue où la rime et surtout la musique tiennent le haut du pavé


Entretien avec Guillaume Decourt
Propos recueillis par Raphaël Laiguillée


« La rime nous relie à l’origine du langage »



Dans ses deux derniers opus, Lundi propre et Le bonjour de Christopher Graham, parus cette année, Guillaume Decourt persévère dans « l’ancien jeu des vers ». Il continue de défendre l’héritage décrié de la rime, à travers ballades et rondeaux, et revendique le poème comme objet contrapuntique. Dialogue avec l’un des seuls poètes-musiciens de notre temps, paradoxalement moderne, auteur d’une poésie légère, joueuse, et pourtant profonde.
La rime, c
’est ringard ?
Il faudrait s’entendre sur le terme “ringard”. La rime me paraît hors du temps ou des écoles, elle est là depuis toujours. Dans toutes les sociétés, avec ou sans écritures, on a fait sonner les mots entre eux, on les a rapprochés par le son, spontanément, pour le plaisir, si j’ose dire. En ce sens, j’ai le sentiment que la rime nous relie à l’origine du langage, à ses pouvoirs premiers. Elle a quelque chose de propitiatoire.

Pourtant, bien peu de poètes aujourd’hui l’utilisent, à part Réda, Roubaud… des anciens.
C’est vrai, peu de poètes contemporains pratiquent la rime. On peut aussi citer, entre autres, William Cliff, Guillaume Métayer…
La rime est peu présente dans la poésie contemporaine pour des raisons qui me semblent sociologiques. Elle n’entre pas dans la définition que se font les poètes contemporains du poème. Le paradoxe étant que pour les « non-spécialistes » la rime reste le fondement premier du poème, avec le mètre. Les « spécialistes » assignent désormais la rime à la chanson, c’est-à-dire au vulgaire, au non-conceptuel. Mais ce qui fait la force de la rime, à mon avis, c’est précisément qu’elle n’est pas assujettie à l’intelligence. Qu’elle s’en passe. Qu’on ne peut la réduire au concept. Ni la théoriser véritablement. Elle s’échappe. Elle prend la fuite. Elle n’appartient à personne.

Aragon écrivait en 1940 : « La dégénérescence de la rime française vient de sa fixation, de ce que toutes les rimes sont connues ou passent pour être connues, et que nul n’en plus inventer de nouvelles, et que, par suite, rimer c’est toujours imiter ou plagier, reprendre l’écho affaibli des vers antérieurs. » Dans votre dernier livre, « Lundi propre », utilisez-vous des rimes dégénérées ?
Depuis la rédaction de ce texte, des milliers de rimes nouvelles sont apparues, notamment par le biais de genres populaires, rap, hip hop, des anglicismes…
Je ne crois pas qu’il soit impossible d’inventer de nouvelles rimes. Et puis, nous sommes sommés de faire du « nouveau », mais selon moi, le nouveau doit toujours tout à l’ancien.  Je songe à Claudel : « Ne pas plonger au fond de l’infini pour y trouver du nouveau, mais plonger au fond du défini pour y trouver de l’inépuisable. » 
Dans la musique sérielle, on aboutit par l’absence de répétition à l’une des musiques les plus ennuyeuses qui soit. Sans répétition, pas de changement possible. De la musique tonale ou modale, fondée sur des structures qui se répètent, on ne se lasse pas. C’est une musique qui semble faite pour l’oreille humaine. C’est pour cela que tout le monde – c’est inavouable – l’aime plus que le reste. Une professeur de littérature au lycée me disait que ses élèves étaient toujours plus sensibles à la forme fixe et aux rimes qu’à la poésie du début du XXe siècle. Sans initiation, ils allaient plus vers Baudelaire que vers Éluard, en somme.
La belle rime me semble être celle qui allie deux mots qu’on n’avait pas encore fait résonner ensemble. Mais les rimes pauvres sont aussi nécessaires, elles interviennent comme des modulations sonores. Elles sont agréables à l’oreille sans être tonitruantes. C’est comme en musique, les ponts n’ont pas à être originaux, ils amènent doucement à ce qui suit.
La rime permet aussi le contrepoint, la superposition des voix. Le poème est un très bon objet contrapuntique. Dans certains dizains de Lundi propre j’ai élaboré une forme ascensionnelle ou en miroir : ABCABCDEED ou ABCCBADEDE, qui repousse la rime loin. Elle ressurgit sans qu’on s’y attende, un peu comme une voix cachée dans une fugue.
La rime y est présente sans se montrer. On l’oublie. Tant mieux.

Quand la rime est-elle un « bijou d’un sou » (Verlaine) ? De quelles sortes de rimes vous méfiez-vous ? Des exemples de rimes trop clinquantes que vous auriez écartées ? Soyez méchant : citez des exemples de verroterie chez d’autres poètes – morts, si vous tenez absolument à vous éviter des inimitiés. On pourrait citer Valéry à l’appui de Verlaine :« L’idée fixe de la rime riche était bête (…) Comme un principe qui s’oublie lui-même et tombe en fixité, en distraction immobile. Le principe est la musique du vers. La richesse de la rime peut y ajouter. Elle peut y nuire. »
Un bijou d’un sou peut parfois émouvoir plus qu’une symphonie. Il a la force du sentimental, à petite dose, on peut en tirer des accents précieux, comme d’un harmonica qui module et gémit. Aragon fait par exemple rimer les « seins de Lola » avec « pianola ».
Ce dont il faut sans doute se méfier, c’est d’être esclave de la rime et de la laisser diriger la pensée. C’est-à-dire, d’aller, par manque de vigueur, directement au son plutôt qu’au sens. L’idée doit primer et générer le son, le diriger, puis être dite ou augmentée par le son. Je songe à Baudelaire : « Comme un flot grossit par la fonte/Des glaciers grondants,/ Quand l’eau de ta bouche remonte/Au bord de tes dents » En revanche, je ne crois pas qu’il y ait de rimes dont il faille se méfier. Même les plus éculées peuvent avoir leur vertu, l’amour-toujours, le nuage-visage, bien placées, génèrent des résonances et permettent des espèces de tonalités relatives qui ne sont pas à négliger. Comme des accords parfaits.  C’est aussi cela qu’on attend. Croire-soir-désespoir. Que demander de plus ?

Les poètes contemporains ne pratiqueraient plus la forme fixe, métrée et rythmée, parce qu’ils ne connaissent plus « l’ancien jeu des vers », comme disait Apollinaire ?
On condamne souvent ce dont on est incapable. Il y a bien entendu de très beaux poèmes en vers libres ou en prose. En général, ils me semblent qu’ils tendent tout de même vers la forme. Je crois qu’un poème de valeur n’est jamais informe. L’une des beautés propre à la forme, c’est son lien avec la mémoire. Elle épouse la mémoire. Elle la permet. Et c’est une de ses vertus. Les poèmes rimés furent sans doute élaborés pour qu’on puisse les connaître par cœur, avant l’écrit.

Le mètre fixe n’est donc pas une prison ?
Pas du tout ! À l’intérieur de l’alexandrin, par exemple, on peut varier les rythmes. J’ai toujours en tête l’allant du « trois pour deux », comme on le dit en musique, qu’on trouve dans la Rhapsodie n° 2 pour piano de Brahms, un triolet et deux croches qui se superposent ; binaire d’une main, ternaire de l’autre. Cela donne la sensation d’un galop boiteux, d’un rythme contrarié, mais qui avance obstinément.
On peut aussi envisager l’alexandrin en 5/7, en 9/3… « L’amour était bon au SW Hotel/On voyait l’enseigne clignoter dans la nuit » (Le Bonjour de Christopher Graham). Les possibilités de rythme sont infinies sur douze syllabes. Les combinaisons aussi. Les poètes auront toujours beaucoup de travail.

Toutes ces considérations formelles pourraient entraîner le lecteur vers une fausse piste : vous seriez un poète formaliste. Or, vous ne fabriquez pas des « aboli(s) bibelot(s) d’inanité sonore » ? Vous parlez (discrètement) de vous, de votre entourage, du monde. On repère deux territoires principaux dans vos livres : celui de la Grèce (« Les Heures grecques », dans une moindre mesure « Lundi propre ») et celui des Etats-Unis (« A 80 km de Monterey », « Le bonjour de Christopher Graham »). Certains incroyants vous soupçonnent de beaucoup inventer. Dans quelle mesure ces territoires sont-ils imaginaires ?
Ils ne sont pas imaginaires. Ce sont des lieux dans lesquels j’ai vécu ou séjourné longuement. J’ai grandi à l’étranger, dans différents pays que j’évoque dans certains de mes recueils. La Grèce, j’y passe la moitié de mon temps depuis 15 ans. Les Etats-Unis, j’y ai effectué deux voyages. C’est donc tout naturellement que je les évoque dans les poèmes. Je rapporte la plupart du temps ce que j’ai vu ou vécu. Après, c’est bien entendu une affaire difficile que de distinguer ce qui relève du fantasme ou de la réalité “pure”. On se met toujours en scène quand on parle de soi.

Le cinéma est assez présent dans votre poésie : « Il arrive / qu’un film avant le réel s’impose à l’esprit  / Ainsi je songeais à l’évadé d’Alcatraz ». Que pouvez-vous nous dire de l’influence du cinéma dans votre écriture ?
Pour ce qui est de l’influence, je ne saurais vous dire précisément. Probablement l’envie d’aller à l’image par le mot, directement. De montrer sans décrire. Que le vers soit aussi clair que l’image. C’est l’espoir d’aller au-delà des possibilités de son outil. Comme Bill Evans disant qu’il voulait se servir de son piano comme d’un instrument à vent.
Je ne suis pas un cinéphile. Le cinéma me divertit. Je lui pardonne souvent ce que je ne pardonne pas à la littérature. Je prends du plaisir à voir de mauvais films. Je suis bon public et j’ai le sentiment d’avoir été plus augmenté par le cinéma populaire, grand public, que par le cinéma dit d’ « auteur ». Il y a de formidables films d’action qui sont des leçons d’efficacité et de narration. Je suis capable d’apprécier Theo Angelopoulos s’il le faut. Mais à tout prendre, c’est Danse avec les loups ou Le Professionnel que je reverrai.

En vous lisant, on pense parfois à Cendrars, mais vos voyages à vous diffèrent beaucoup des siens. Vous semblez souvent dire : pourquoi partir ? « Le moins on va loin le plus on connaît ». Seriez-vous un « baroudeur de carte postale », selon votre expression ?
Je pense n’être ni baroudeur, ni baroudeur de carte postale. J’ai un peu voyagé, plus ou moins confortablement. Je n’ai pas risqué ma vie. J’aurais aimé chercher de l’or dans le Mato Grosso. Un ami brésilien l’a fait. Il a tout perdu dans l’affaire. Il m’a raconté des histoires de serpents, de truands et de bucherons ivres s’amputant un membre avec leur tronçonneuse. Il est rentré à Curitiba complètement ruiné, sans un sou et sans chaussures. C’était probablement un baroudeur. Mais il n’écrivait pas de poésie

Si on accepte de confondre le narrateur et vous-même, Guillaume Decourt, vos aspirations semblent en réalité plus proches de celles Ron Padgett que de celle de Cendrars. « “Il n’y a rien d’autre à faire / Que faire ou ne rien faire” me dis-je souvent / Avec une grande satisfaction », écrivez-vous.
J’aime beaucoup Ron Padgett. Nous manquons de ce type de poésie en France. Disant oui à tout ce qui se passe. Joueuse, profonde et légère quoi qu’elle touche et sans se soucier de profondeur et de légèreté.

Il y a chez vous comme une tentation zen, à laquelle vous prédisposerait votre tempérament.
Je pense à la phrase de Henry James placée en exergue de « A 80 km Monterey » : « Ce calme qu’il devait à l’habitude constante de prendre les choses aussi commodément que possible ».
C’est une très belle phrase, extraite de L’Américain. Lorsque j’entends « zen » je songe au Tao et au concept de « non-agir » qui me plaît beaucoup et que je n’ai jamais véritablement compris. Je connais mal cette pensée mais elle m’amuse beaucoup car on peut jongler avec selon son bon vouloir. Il y a, de mémoire, dans le tao, une proposition qui résume presque à elle seule tous les partis pris de l’art du XXe siècle : « Tout le monde tient le beau pour le beau, c’est en cela que réside sa laideur ».

On trouve souvent à la fin de vos livres des textes qui sont de discrets arts poétiques. Par exemple : « Une œuvre claire qui respire la santé / Qui ne se justifie pas de son esthétique / sportive elle n’a pas les épaules voûtées » (« Terza rima d’Alcatraz »)
Ce n’est pas volontaire. C’est qu’il arrive parfois qu’on réfléchisse sur le texte dans le texte. Mais c’est rarement une bonne chose. Là, il s’agit d’un long poème qui se déroule à San Francisco et dans lequel je mentionne L’Evadé d’Alcatraz de Clint Eastwood. Je réfléchis donc un peu sur le film à l’intérieur du poème, en considérant que ce qui est dit peut être valable aussi pour le poème.

Guy Goffette soutient que l’art de l’attaque est une des caractéristiques des poètes lyriques (opposés aux « formalistes »). Chez vous, cet art de l’attaque est très remarquable. J’aime bien : « Il me semble que ce fut dès l’enfance / Que je décidai de devenir fou ». Et encore :
« L’heure est venue d’aller tuer un ours » Seriez-vous, au fond, un lyrique rentré (ou discret) ?
Je crois que c’est une proposition d’une grande justesse. On trouve d’ailleurs chez Guy Goffette de très belles attaques,  des traits chantés : « Je me disais aussi : vivre c’est autre chose ».
Vous avez sans doute raison. Un lyrique rentré. Peut-être même un lyrique tout court. Cela me va.

Lundi propre, La table ronde, 2023
Le bonjour de Christopher Graham, éditions Aethalidès, 2023