Grégory Rateau s’entretient avec la poétesse et romancière Gaëlle Fonlupt autour de son recueil À la chaux de nos silences.
Entretien avec Gaëlle Fonlupt par Grégory Rateau
Grégory Rateau s’entretient avec la poétesse et romancière Gaëlle Fonlupt autour de son recueil À la chaux de nos silences, publié aux éditions de Corlevour et lauréat du Prix Max Jacob Découverte 2024.
Elle a traduit l’essentiel de la poésie de Ron Rash dans un ouvrage intitulé Réveiller les morts (éditions de Corlevour, mars 2024).
Grégory Rateau : C’est un premier recueil. Comment vous êtes-vous lancée en poésie ?
Gaëlle Fonlupt : Je ne sais pas si on se « lance » en poésie, je crois que c’est un état latent, qui est là, qui couve, un rapport au monde qui ne parvient pas à se dire.
Je sais en revanche à quel moment j’ai « basculé » dans cet « état poétique ». J’avais 9 ans. Je dis « basculé », parce que c’est presque une chute, comme Alice dans le terrier, dans le revers du monde. Bernard Noël a cette phrase – utilisée dans un tout autre contexte – « un matin d’enfance soudain a coulé dans ma gorge ». Quelque chose de l’enfance reste tu dans la gorge, cherche sa langue pour revivre.
Des textes se sont alors accumulés, pour moi seule, décousus, protéiformes n’ayant pour fil que cette quête étrange ; toujours articulée autour d’un dialogue avec un « tu » imaginaire, le double, la part manquante. C’est la forme poétique qui est venue, comme si elle était reliée à un état primitif qui permettait de retrouver l’origine, cet instant où tout est encore meuble et possible, où tout se forge.
La publication n’est venue que tard lorsque j’ai enjambé le sentiment d’impudeur que m’inspirait la perspective de donner à lire ces textes.
GR : Un texte sensuel, charnel ; on perçoit le manque, la solitude, et pourtant il y a une sorte d’étreinte avec l’être aimé, désiré — déjà dans votre titre, éminemment poétique. Pouvez-vous nous en raconter la genèse ?
GF : C’est un texte amoureux et charnel, oui. Une poésie du corps et plus largement du geste, de la présence. Ou comment la présence se manifeste à travers le corps. Étreinte, c’est le mot juste. Je ne conçois pas le poème autrement. Paul Celan disait que le poème est une poignée de main. C’est a minima pour moi un élancement vers l’autre.
Manque et solitude, déchirure, oui. Car aimer est une attention à l’autre, une tension vers l’autre, tentative d’étreinte de ce qui toujours échappe parce que libre – et in fine célébration de cette liberté même car l’amour ne peut être ce qui enserre, mais acceptation totale de l’Autre dans son mystère.
Cette quête, alternance de doutes, de fêlures et d’instants de grâce, ne peut se résoudre que dans le don absolu de soi, l’abandon à ce qui nous dépasse.
Ce recueil est, je crois, le récit de cet abandon.
GR : Vous vous inscrivez, je me trompe peut-être, dans une tradition lyrique : exaltation de vos sentiments, de votre intimité projetée sur le monde qui vous entoure ?
GF : Résonance entre mon univers intérieur et ce qui m’entoure, c’est certain, car je ne vis que comme cela : par porosité avec le monde.
Lyrisme est un mot chargé, lourd de connotations qui déforment son sens premier. Si on entend par lyrisme, l’expression des émotions, alors oui ma poésie est lyrique en ce qu’elle est la langue de l’intériorité. En revanche, je n’aime pas le pathos, le sentimentalisme ou l’emphase que l’on associe souvent au lyrisme. Ce qui m’intéresse, c’est d’exprimer ces bousculements le plus légèrement possible, presque sans le dire, en les suggérant par les gestes qu’ils impliquent. En cela ce premier recueil – qui a été publié sur le vif – n’était qu’au début de cette recherche. J’avance lentement sur le chemin du dépouillement. Il faut que les choses reposent. Le deuxième recueil est plus abouti de ce point de vue, plus épuré, plus déconstruit syntaxiquement aussi. Peut-être aussi parce que le sujet me dicte sa forme.
GR : Vous semblez prendre quelque peu à contrepied une certaine tendance de la jeune garde de la poésie française actuelle. Un soin particulier est accordé à la langue, au choix des mots, des images qui font corps ; on sent presque une dimension religieuse, loin des actualités du jour et des engagements dans l’air du temps, non ?
GF : À contrepied, je ne sais pas.
L’engagement est un élan fondamental en ce qui me concerne. Il a été à l’origine de mes combats politiques et humanitaires. J’ai commencé par là : la lutte contre les discriminations (ethniques, de genre, de castes, etc.), pour l’accès aux droits, à l’éducation, aux soins… Ces combats-là s’expriment, en ce qui me concerne, dans l’action concrète et, en littérature, dans d’autres genres (le plaidoyer, l’essai voire le roman).
La poésie relève d’une autre impulsion, celle de la quête intérieure – existentielle, oui. Elle n’est pas de l’ordre du combat, de l’espace à conquérir. Elle est recherche de cette lumière première et fugitive dont la réminiscence tout à la fois échappe et fait grandir. La poésie, comme cette lumière, ne peut être une aire dont on tracerait les contours. On ne peut y planter de drapeau.
La poésie est, pour moi, un état d’humilité et d’accueil, d’ouverture extrême au monde, d’émerveillement parfois, de recueillement presque – à l’affût de ce qui nous traverse. C’est retrouver la plus grande naïveté, celle de l’enfant. On est, je crois, nu en poésie avec ce que cela implique de blessure, de honte vaincue et de plénitude – de liberté aussi.
L’écoute de la langue participe de cette quête de l’origine dont je parlais tout à l’heure. Je ne la « travaille » pas. Ou plutôt j’essaye de me débarrasser des schémas linguistiques ancrés pour entendre ce qu’elle me dit plus profondément. Parfois elle se tait et il faut accepter ce désert, sa traversée muette. Avoir confiance en sa résurgence m’a dit récemment une voix amie.
GR : Quelles sont vos références, vos référents en poésie ? J’ai pour ma part pensé à Pizarnik, par moments, même si furtivement.
GF : C’est étonnant que vous ayez décelé l’influence de Pizarnik car elle ne fait pas partie de mes influences principales, mais la lecture de L’Arbre de Diane a rythmé la marche durant laquelle s’est écrite la dernière partie du recueil. Cela a dû infuser inconsciemment car le recueil est pétri de ces instants.
Il y a tant de poètes qui m’ont nourrie que je ne saurais dire lesquels ont été les plus décisifs : Éluard bien sûr et Rimbaud – les révélations premières – Emily Dickinson, André du Bouchet, Sylvia Plath, Philippe Jaccottet, Max Jacob, Anna Akhmatova, Paul Celan, Ingeborg Bachmann, Yves Bonnefoy, Cédric Demangeot, Jacques Dupin, Giuseppe Ungaretti, Marina Tsvétaïeva, Benjamin Fondane, Roberto Juarroz, Cesare Pavese, Edmond Jabès, Bernard Noël, Franck Venaille, Antoine Emaz, Paul Valet, Thierry Metz, Mathieu Bénézet, Charles Bukowski, Lorand Gaspar… la liste n’est pas exhaustive… ça, c’est pour les poètes morts. J’aime (heureusement) aussi beaucoup de poètes et de poétesses vivant(e)s !
GR :Vous êtes également traductrice du poète américain Ron Rash. Pourquoi avoir choisi de le traduire, lui en particulier ? Et pensez-vous que la traduction puisse vraiment rendre fidèlement la force d’une autre plume ?
GF : C’était, à l’origine, un projet commun avec mon éditeur qui voulait que soit traduite en français la poésie de Ron Rash.
J’aime l’univers de ce poète américain qui entre en résonance avec le mien dans son rapport aux morts et à la nature. Les Appalaches y sont un personnage à part entière, avec ses parts d’ombre et ses chemins de perdition. Chaque poème est une petite histoire, presque un conte gardant sa part de mystère, de merveilleux.
Et il y a surtout chez Ron Rash cette façon d’être au monde comme un enfant, ce regard brut et absolument ouvert. Une forme d’état poétique bouleversant.
Quant à savoir si la traduction peut rendre fidèlement la force d’une plume, je ne sais pas. Cela m’a beaucoup effrayée. J’ai essayé d’être la passeuse la plus fidèle possible, de devenir sa voix poétique en français, de respirer selon son rythme, jusqu’à effacer ma propre voix.
GR : Un nouveau livre à annoncer aux lecteurs ?
GF : J’aimerais vous dire oui. Le manuscrit existe, il est là. Un recueil que je couvais depuis longtemps. J’ai retrouvé l’été dernier un carton de photos de mon père, mort quand j’avais 8 ans. Ce fut une déflagration et le texte est venu. Il s’agit d’un recueil en forme de roman-poème articulé autour de trois voix avec, au cœur (ou en guise de chœur), cette présence imaginaire dont j’ai peuplé mon enfance, cet autre qu’on aimerait être, cet autre qu’on a perdu, cette part manquante laissée aux ombres. Il s’agit d’un texte sur la perte (du père, de l’enfance), mais je l’ai voulu sans pathos et sans poids. Mettre de la clarté dans ce qui fut la découverte d’une autre forme de présence. Ce texte attend son éditeur.
Un extrait :
Il y a trop d’empreintes dans ces forêts
trop de sciures trop de voix
ton œil me guide quand le sentier se tait
sur mon ventre le carré de la fenêtre
l’ombre d’un fruit
ta lumière sans poids
j’ai si faim de renaître
Gaëlle Fonlupt, À la chaux de nos silences, éditions de Corlevour,, 2023, 16 €, lauréat du Prix Max Jacob Découverte 2024.