Florence Trocmé échange avec Valérie Rouzeau sur son livre “Nina Simone” et revient sur la part d’identification avec son modèle.
Valérie Rouzeau, Nina Simone, illustrations Florent Chopin, collection Supersoniques, éditions de la Philharmonie de Paris, 2023, 13€ (on peut écouter l’émission de Manou Farine qui recevait Valérie Rouzeau pour ce livre).
Florence Trocmé : Qu’en est-il de ta relation avec Nina Simone, voire ta passion pour elle ? Qu’est-ce qu’elle te fait ?
Valérie Rouzeau : Tout d’abord il me faut préciser que si ce livre existe, c’est grâce à une jeune éditrice, Sabrina Valy, qui a créé la collection des « Supersoniques » au sein de la Philharmonie de Paris. Notre « Nina » est une œuvre de commande, mais pas seulement : en effet, parmi diverses propositions, j’ai pu choisir Nina Simone, avant de penser à un ou une partenaire – les livres de la collection, n’excédant pas 64 pages, étant imaginés pour deux auteurs, l’un pour le texte, l’autre pour les images. Je n’aurais probablement pas écrit dans l’inspiration de ma diva de cœur sans cette sollicitation bienvenue.
Il fut un temps dans ma vie où je n’écoutais que Nina Simone, en boucle. C’était lié à certain état dépressif…Plus que du jazz, je me sens proche du blues, qui est une façon de sourire, voire de rire, pour ne pas pleurer. C’est un « bleu » mélancolique en quelque sorte, celui de la « petite fille blue » de son premier album.
Je ne parlerais pas de « passion », je dirais plutôt qu’il y a du « Nina-Eunice » en moi. Quand j’ai découvert qu’elle se moquait bien de la gloire, d’être une « star », qu’elle n’avait jamais vraiment voulu chanter et encore moins mener une vie tellement exposée et fatigante, j’ai eu le sentiment profond de la comprendre, et même de la connaître personnellement. Son vœu le plus cher avait été celui de devenir la première pianiste classique noire, et certainement pas une « bête de scène » ! Elle a même parlé de « bête de somme » en évoquant les années où son manager de mari, ancien policier de Harlem, ne lui laissait aucun répit, il gérait tout, l’argent surtout, c’était une affaire qui marchait bien…au détriment de la santé de Nina qui n’avait pas même droit à une semaine de vacances. Bref, je me suis reconnue, toutes proportions gardées, dans celle que la vie malmenait et contrariait. Un jour, André Velter, à qui je dois beaucoup mais pas mon art poétique, m’avait dit, dans son bureau de directeur chez Gallimard (il échouera par la suite à m’imposer dans la grande maison) : « Je ferai de toi une star ! ». Je n’avais pas relevé, ou peut-être avais-je souri. Il faut dire que tant de gens, dont des poètes (hélas !!!) souhaitent devenir riches et célèbres, être vus à tout prix, passer à la télé, etc. Elle non. Moi non plus (encore une fois, toutes proportions gardées). Cela lui a parfois valu d’être mal entendue, mal comprise : elle a de la chance, elle vend des milliers de disques, et elle n’est même pas contente ! Il y a aussi que Nina était bipolaire, et sa relation avec le public ne fut pas toujours facile à vivre. Avant Pas revoir, je ne pensais pas que la poésie (la poésie, bordel !) m’amènerait sur les planches des théâtres, les estrades des salles de classe et je m’en suis sortie, si j’ose dire, en faisant le pitre plus souvent qu’à mon tour, puis vraiment mes lecteurs et mes lectrices, les élèves et leurs professeurs sont presque toujours tellement prévenants. Mais je n’avais pas imaginé ainsi une vie de poète, tous ces déplacements effectués durant toutes ces années de ville en ville, de classe en classe, etc. qui n’ont rien à voir avec voyager. Mais assez geint ! Je ne me prends pas pour Nina Simone, il me semble seulement que je la comprends. Si elle avait pu réaliser son rêve, elle n’aurait pas eu le sentiment de se donner en spectacle, pas eu besoin de boire pour affronter l’épreuve de la scène, jusqu’à deux concerts dans la même journée. Le succès d’estime aurait suffi, pas cette carrière qui lui ôtait toute liberté, à elle si éprise de liberté justement ! L’échec du mouvement des droits civiques pour lequel elle s’était engagée totalement lui a valu aussi une amère désillusion : elle n’aura pas réussi non plus, auprès de Martin Luther King et de Malcolm X pour ne citer qu’eux, à sortir son peuple de la servitude.
Quelle relation avec Nina Simone, je ne sais pas exactement. Il y a mon admiration bien réelle, mais tout autant certaine tendresse mêlée de tristesse. Elle incarne un morceau de mon cœur, une bonne part, cœur gros, ou quelque chose de mon âme si tu veux.
F.T : J’ai cru déceler par moments dans ton livre une part d’identification avec Nina Simone sur certains points de son histoire. Est-ce que je me trompe ?
V.R. : Pour décrire mon texte, je dirais qu’il s’agit d’une sorte de récit-poème(s) où j’ai en effet un peu voire beaucoup mêlé nos vies et nos voix, paroles de chansons et fragments de poèmes, tant dans la prose que dans les passages en vers qui sont un peu comme des traductions ou des montages de ma main, voire mes « arrangements », dans tous les sens du terme. On peut trouver des extraits de différentes œuvres dans une seule page en vers ou un paragraphe. Pour illustration :
J’espère une lettre
Le facteur africain je guette
Et j’ai le blues à Central Park
Une blanche égale deux noires
Sornettes que ce solfège
Deux !
Du verbe ancien se douloir
Souffrir
Faut-il pour être belle souffrir
Ou ne songer qu’à son plaisir
Blanche est l’autre femme
Riche est la rivale
Disponible et manucurée
Confortablement installée
Quant à la trame du drame
De Porgy and Bess
Moi issue de milieu modeste
J’écris I Loves You
Comme il faut sans s
Ce poème d’à peine vingt lignes puise à bien des sources ! De la chanson « African Mailman » à l’opéra Porgy and Bess en passant par « Central Park Blues », « The Other Woman », la biographie de Mathilde Hirsch et Florence Noiville, Love me or leave me dont un chapitre s’intitule « Une blanche égale deux noires », et mon Quand je me deux, lequel doit à Apollinaire la graphie au présent de l’indicatif des 2 premières personnes du singulier du verbe ancien « se douloir », on a quelque sept ou huit emprunts repérables. Une concentration de sons et de sens (concentration nécessaire quand le texte ne doit pas excéder trente-cinq mille signes, trente-deux pages environ, contrat oblige). Enfin, quand j’écris « J’écris I Loves You/Comme il faut sans s » c’est pour faire un clin d’œil au fier refus de Nina de prononcer ce « s » agrammatical, chantant les paroles d’Ira Gershwin. Pour finir de répondre à ta question, tu as vu juste, même si la vie de Eunice Waymon/Nina Simone et la mienne ne sont pas du tout comparables : j’ai en commun avec elle un tempérament et une émotivité excessifs, certain franc-parler, le même goût exacerbé de la liberté, et d’autres choses encore.
F.T : Peux-tu nous parler du projet avec la Philharmonie de Paris, comment il est né, comment tu as travaillé avec eux ?
V.R. : Tout d’abord, je me permets de renvoyer lectrices et lecteurs au n°233 du Matricule des Anges, paru en mai 2022. Sabrina Valy, qui a créé la collection « Supersoniques » au sein des éditions de la Philharmonie de Paris y raconte ce désir de quelque chose d’inédit : « La collection Supersoniques met en récit et en image des personnalités qui, par le pouvoir des sons, ont donné forme à une œuvre, un monde, une théorie, une utopie… bousculant les frontières entre les disciplines et transformant la société. Elle vise à formuler ce qu’est pour nous, aujourd’hui, la musique créée hier. ». Notre Nina est le numéro 9 – le chiffre de la poésie, paru en même temps que l’époustouflant Erik Satie de Célia Houdart & Alain Huck, le n°8 donc, dont la lecture est joie de bout en bout. La collection a vu le jour avec un Moondog et un Glenn Gould publiés en 2021. C’est une chance de participer au presque commencement de cette aventure-là !
Sinon, nous n’avons pas vraiment travaillé ensemble, Sabrina m’a fait confiance pour le texte, puis a fait confiance à Florent Chopin que j’ai sollicité pour les images. Nous avons beaucoup parlé au téléphone lui et moi, il était plein d’idées et d’allant, je connaissais et aimais son travail, les conditions étaient réunies pour qu’un livre consacré à Nina Simone se réalise telle une opération à cœur ouvert (cette comparaison me vient pendant que j’essaie de te répondre du mieux que je le peux). Il faut dire que je suis plutôt « cavalière seule » en général, et de nous tous, l’équipe de la Philharmonie, Florent et moi, la seule ne résidant ni ne travaillant en Île-de-France. Sauf pour un rendez-vous à l’atelier de Florent, une fois nos « récits » à l’un et l’autre presque terminés, nous ne nous sommes pas vues mais il y a eu des échanges au téléphone entre Sabrina et moi aussi, et de nombreux mails.
F.T : Et si c’est possible peux-tu nous parler du peintre ? De son travail, de votre travail, commun ou pas ?
V.R. : Il serait préférable que Florent parle lui-même de son merveilleux travail. J’aime cet artiste depuis le jour où j’ai rencontré son œuvre, à quelque trois cents mètres de mon chez moi d’alors, à Saint-Ouen (sur Seine), en son atelier. Le plus grand Marché aux Puces d’Europe lui fournit toute ou presque toute la matière première dont il a besoin pour ses collages dada, ses télescopages d’objets, de solitudes en tous genres : Florent Chopin surprend toujours ! Il est d’ailleurs également poète, mais on ne fait guère plus discret que lui, absent de la toile, absent de Paris – les Audoniens vivent de l’autre côté du périphérique, même si l’on est là-bas tout près de Montmartre, ce n’est pas la capitale intra muros. Et c’est une chance parfois ! Pour notre « Nina/Eunice », Florent a inventé des partitions, des « craquelures » – pour dire la sensibilité à fleur de peau de la pianiste (Eunice) devenue chanteuse (Nina). Sur une image plus figurative, on voit une fillette africaine assise par terre devant une partition, un métronome, près d’un éléphanteau sans défenses – avec l’ivoire des éléphants, on fabrique des touches de piano et encore aujourd’hui, seules les personnes assez aisées ont un piano chez elles. Du temps de Nina, c’était forcément la bourgeoisie blanche qui possédait les biens matériels, presque tout, voire tout, mais c’est grâce à une dame de ce milieu favorisé que Nina a pu étudier le solfège, et découvrir Bach ! Tout n’est peut-être pas perdu en ce monde.
F.T : Et comment as-tu écrit ce livre, il y a une part de récit, mais aussi des poèmes où tu entremêles les lyrics de Nina Simone et tes vers à toi ? Est-ce que l’écriture de certains compositeurs, la diction et le rythme de chanteuses ou de chanteurs sont inspirants pour toi ?
V.R. : L’été 2022, je me suis immergée à nouveau dans la musique de Nina, j’ai voyagé dans le temps ! Puis j’ai lu ou relu ses mémoires, Langston Hughes, James Baldwin, la biographie évoquée ci-dessus, l’ouvrage ahurissant de Warren Ellis, Le Chewing-gum de Nina Simone ; j’ai aussi consulté le site de Nick Cave, « The Red Hand Files », visionné de nombreuses vidéos d’entretiens notamment, puisé dans le film documentaire extraordinaire de Frank Lords intitulé Madame Nina Simone : la légende, etc. : tout ce qui pouvait porter de l’eau à mon moulin à paroles. J’ai un plein cahier de notes, de chansons – j’ai découvert peu à peu qu’elle retouchait les textes des autres, et, changeant parfois un seul mot, permettait à tel poème, à telle ballade de gagner en puissance. J’ignorais auparavant qu’elle faisait cela, qui m’a ramenée à ma pratique d’écriture, celle que j’ai parfois appelée « mes mots des autres ». Nina est une sœur aînée, donc, et je ne le savais pas…
Valérie Rouzeau et Florence Trocmé, novembre 2023
Valérie Rouzeau, Nina Simone, illustrations Florent Chopin, collection Supersoniques, éditions de la Philharmonie de Paris, 2023, 13€ (on peut écouter l’émission de Manou Farine qui recevait Valérie Rouzeau pour ce livre).
Un peu de Nina Simone ?