Judith Chavanne fait entendre les échos – voix, silences, présences, retraits – du livre de David Rondin, dans sa belle lecture habitée.

Je garderai les yeux ouverts est un livre que l’on ne quitte pas quand on le referme. C’est un livre entêtant en raison de son mystère et de sa langue : énergique, imagée, généreuse, un livre d’une grande puissance, dont le caractère énigmatique appelle à la relecture et l’approfondissement bien que l’on sente sa beauté, son propos et sa force en dernière analyse insondables.
Ce livre résonne comme une déclaration d’amour. Amour de l’autre, qu’il s’agisse de la compagne ou de l’étranger auquel offrir l’hospitalité, amour du monde et ses paysages, de la vie et de « ce qui la déborde ». On perçoit aussi que le poète, au cours des pages, y apprivoise le bonheur, la possibilité du bonheur. Une réconciliation semble à l’œuvre, par delà les « saisons tranchantes », et sous l’impulsion de la femme, qui « a visité la terre ». Si elle n’est exactement l’initiatrice, la femme donne l’impulsion au poète qui « aura(…) tenté d’ouvrir les yeux sur (s)a vie », le monde et les choses. Car le bonheur passe par la reconnaissance des choses, quand bien même celles-ci s’accommodent de notre indifférence, et concluent leurs « affaire(s) » entre elles. « Il y a là mille choses à voir » constate le poète et cela est une raison suffisante de vivre avec ferveur. L’écriture est seconde, nécessaire simplement si elle fait sentir au poète comme aux lecteurs « le tremblement » de la vie.
Comme il existe une hypermnésie, l’écriture de David Rondin témoigne d’une hyper acuité du regard qui pour autant ne compose pas (apparemment) un ensemble comme un tableau, mais saisit des traces : une « rose à cent pétales », « un corps de cerisier sculpté dans l’altitude silencieuse ».
Est-ce l’œil du peintre ou celui du photographe que David Rondin est aussi, qui font exister avec intensité choses et êtres par l’un de leurs aspects, de façon métonymique ? Est-ce l’avidité du poète qui voudrait ne pas manquer une parcelle, pas un « grain (…) de sable » du réel et de la vie. Il y a peut-être en lui du « Paysan », ce personnage de l’une des proses du recueil qui n’est pas sans rappeler Rimbaud et son adieu à l’expérience de voyance qu’il avait rêvée, qui consentait finalement à « étreindre » « la réalité rugueuse ». Mais si la désillusion habitait Rimbaud comme, à certains égards, le personnage créé par David Rondin, sous la plume du poète, le réel a goût et puissance, tel « le soubresaut du printemps dans l’éclat d’une cerise ». La trace et le détail acquièrent par les mots de David Rondin une force pour ainsi dire hallucinatoire. Ainsi la « longue tresse noire descendant jusqu’au bas des fesses » avec quoi se confond la mère, et qui suffit à imposer aux lecteurs la présence de la femme tout entière — l’évidence de sa présence.
Cette tresse sert encore de motif pour composer les textes, pour les lier ; un fragment – l’« haleine de champignon » – de l’un des textes, « Grains de sable », anticipe sur un texte à suivre, « Les fines bruyères », dans lequel on découvre que la femme, en initiée pour ainsi dire, lèche « du bout de sa langue » comme « de l’intérieur de ses yeux » « la terre humide, ou sèche ».
Car la composition est discrète mais pour autant sensible malgré l’apparent désordre qui imite celui des pensées et des regards aléatoires. Les échos se perçoivent aussi entre la première et la deuxième partie, si émouvante par le geste qui la fonde (dont on comprend en fait qu’il anime l’ensemble du livre), geste par lequel le poète se tend vers un autre, « quelqu’un », qui pourrait être lui-même, mais pas seulement. L’écriture apparaît ainsi, fondamentalement, comme un acte de relation ; par elle, le poète se porte vers – « Je me surprends soudain à penser à quelqu’un » – et accueille, serait-ce sa seule et propre transformation ; il n’importe, « quelqu’un d’autre c’est une fête, ça devrait être une fête. »
Élan et hospitalité animent ce livre qui est un acte de vie et, en même temps, une profession de foi en elle, l’expression de qui ne peut qu’essayer de transmettre son feu : « Quelqu’un en habits chauds pour l’hiver mais qui se sent nu avec sa tête brûlante de sentiments. De sentiments pour personne en particulier. De sentiments pour le monde. De sentiments qui même débordent de la vie. »
Ce recueil, est donc tout sauf futile, sauf indifférent, sauf superflu. Il plonge dans le tréfonds de l’expérience, celle dont on ne peut faire qu’un jour elle ne « remonte en paroles » selon les mots de Philippe Jaccottet. Dans les Chants d’en bas, le poète de Grignan, en des termes qui font écho au titre du recueil de David Rondin, épargnait de ses soupçons une parole nourrie « comme l’arbre par ses feuilles », « par les yeux ouverts ». C’est de cela qu’il s’agit ici : une écriture nécessaire.
Judith Chavanne
David Rondin, Je garderai les yeux ouverts, Cheyne, 2023, collection Grands fonds, 57 p., 17€
“Quelqu’un a sans doute été témoin de quelque chose de presque impossible à raconter. Peut-être que c’est l’une des raisons qui m’amène à parler pour ne rien dire. La porte de ma chambre devrait être toujours ouverte au cas où. Ouverte à quelqu’un. Je le note des fois que j’oublierais. Et aussi (plus probable que l’oubli) au cas où je n’aurais pas le cran de le faire. J’ai du mal à comprendre que ça ne fasse pas l’objet d’un article souligné en caractères gras de la Constitution. Accueillir est, en tous cas devrait être, un devoir éthique, scientifique, philosophique. La flamme vacille. Je pétris mon souffle et le ranime. Pour que quelqu’un reste envie à l’intérieur de ce feu.”
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“Quelqu’un pourrait entrer chez moi sans se signaler et je ne m’en apercevrais peut-être pas. Quelqu’un de fatigué par une vie d’errance pourrait arriver à n’importe quelle heure, de jour ou de nuit, et entrer par la fenêtre ou par la porte. Dans un cas comme l’autre il suffit de pousser légèrement. On se retrouve aussitôt au milieu d’un bric à brac de livres de fleurs de papiers peints et de musique, sans compter tout ce que j’ai punaisé aux murs ou entassé sur des étagères.”
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« Animé par une sacrément grande envie de vivre, sans grande conviction que la vie sera un jour plus généreuse, quelqu’un recule jusqu’à la fenêtre. La fenêtre qui refoule toute profondeur. Quelqu’un se coiffe, le peigne emporte une poignée de cheveux poivre et sel. Tout ce qui reste à dire forme une vague. Une succession de vagues. C’est le temps des duplications qui soulèvent, remuent colères et enfances. Je me demande : Pourquoi n’es-tu pas un peu plus serviable ? Je me baisse et relève un verre d’eau qui a roulé sous la table. Je le remplis et le maintiens en équilibre sur la paume de ma main. Et je le propose à quelqu’un. Quelqu’un pose son regard en embuscade à l’écart de la maison, comme une roche frappée de gel. Quelqu’un dit : Il faut creuser un sillon pour les anges, je vais attendre qu’il pleuve!”