Cristina Campo, “Le Tigre Absence”, lu par Christian Travaux


Christian Travaux explore ici les textes de l’Italienne Cristina Campo, des textes écrits avec “l’œil du front, l’œil du cœur”.



Cristina Campo : Le Tigre Absence, traduit de l’italien et présenté par Monique Baccelli, édition bilingue, Arfuyen, collection « Neige », 128 pages, 15€.


Dans son journal, Etty Hillesum parle d’estampes japonaises : « Cet après-midi, regardé des estampes japonaises avec Glassner. Frappée d’une évidence soudaine : c’est ainsi que je veux écrire. Avec autant d’espace autour de peu de mots. Je hais l’excès de mots. Je voudrais n’écrire que des mots insérés organiquement dans un grand silence, et non des mots qui ne sont là que pour dominer et déchirer ce silence. En réalité les mots doivent accentuer le silence[1]. »
Lire cela, écrit en juin 1942, c’est entrer – à plusieurs années de distance – dans la poésie de Cristina Campo. Peu de mots. Encore moins de pages. Et moins de mots, et moins de pages, si cela était possible, pour dire, faire entendre le silence, ou faire sentir ce « grand silence », « organiquement » associé, mêlé aux mots qui s’y insèrent. Et, peut-être, approcher Dieu.

40 textes. Un petit peu moins. Des vers souvent courts, et très courts, sauf dans le Journal byzantin, où, par nécessité de voix, de cette parole liturgique qui fait louange, chant et répons, le vers doit s’étendre et parler. Le reste des textes, c’est une voix, hésitante non pas, mais serrée sur elle-même, concentrée sur soi, qui s’affirme, qui se fait jour. Cinq ensembles à peine de 11 textes, 6, 5, 4, 9. Autant dire même pas une œuvre. Même pas un livre. Juste les reliefs conservés d’une expérience de l’écriture portée au plus haut, au plus grand, de ce qui fait le dire humain. S’approcher lentement de Dieu – ou de ce qui en tiendrait lieu, la Lumière, la Rose, le Soleil, ou la Lune éclose au Soleil (p.83). Trouver, à pas lents et comptés, ce qui serait la voie vers Dieu. Puis défaire ses habits terrestres, cette gangue de sens et de mots qui enferme et opacifie, pour ne garder que l’essentiel, l’essence même du dire et de l’être. Moins encore, s’il était possible, Dieu étant un souffle léger.
Aussi n’est-il pas étonnant que ces textes intègrent à leur voix, et jusque dans le corps des mots, un silence, une part de silence, manifestée par la page blanche. Par elle, le silence est partout. Entre deux textes, entre deux strophes. Mais aussi entre deux vers, dans une syntaxe elliptique qui juxtapose plus qu’elle n’explique, qui expose plus qu’elle ne déduit. Qui affirme sans développer. Et qui révèle dans le temps même qu’elle se dit, qu’elle s’énonce en mots. L’ellipse est, d’ailleurs, ce qui fait qu’entre deux phrases, entre deux vers, il ne semble plus y avoir de continuité discursive. Et pas de scolie, ni de glose. Tout est dit comme étant de l’ordre même de la révélation, c’est-à-dire d’une évidence, d’une foudroyante évidence, qui fait entrer de la lumière, une lumière dense et intense, à l’intérieur même des phrases, entre les mots.
À les lire, nous ne comprenons pas toujours ce que disent ces textes. Mais une justesse y supplée, justesse de voix qui rend, comme le gong que l’on frappe ou comme les cloches que l’on sonne à toute volée, un son juste, un son pur et clair qui n’admet aucune question, et aucune explication. Une voix justement placée remplace le sens, ou le dépasse, c’est-à-dire porte, au-delà même de l’étroitesse de la raison, pour atteindre à la clarté pure de ce qui est et de qui est. Notre voix est, souvent, trop pauvre, nos mots trop simples, notre syntaxe trop humainement entachée de logique, pour pouvoir dire Dieu. Ou l’entrevoir, ou le penser. Simplement, l’entendre en soi-même, au-dedans soi. Aussi a-t-on recours au son, qui est un au-delà du sens ; fait-on usage des mots, avec un usage qui dépasse les mots ; et place-t-on sa voix, ou son chant, au-delà des voix et des chants habituels, pour dire ce qui n’est dicible dans aucune langue.
La métaphore sert à cela. Non pas la métaphore concrète, in praesentia, qui illustre, ou qui donne à voir. Qui montre et qui explique. Mais celle, in absentia, qui porte, qui transporte, et qui nous déporte, dont use Cristina Campo dans ses textes, dans ses courts poèmes. Celle-là même qui conserve en elle une part de mystère et d’énigme. Celle-là même qui force le sens, qui dépasse l’intelligible, et notre faible intelligence, et qui fait approcher le dire, le dire humain, du Nom divin. Là où le monde, « caché au monde » – comme l’écrit Cristina Campo – « imprégnant le monde », dit-elle, et « inénarrablement ignoré du monde » (p. 79), apparaît, ou trouve à être. Là où la journée se fait nuit, Où les ténèbres se changent en roses. Et où tout s’éclaire, s’enténèbre, dans le même temps.
Alors, dans cet entre-deux mots, cet entre la page et les mots, où se placent les éclats de jour laissés par des images opaques, ou hermétiques, viennent paraître, passent et s’effacent, d’autres mots, des mots, des non-mots, perles blanches sur un front blanc. Non ceux de la langue ordinaire, qui s’essouffle à tenter de dire et qui ne peut jamais que dire. Mais ceux de la langue du divin, qu’on espère mais qu’on ne sait pas, qu’on devine, mais qu’on n’entend pas, et dont on pressent l’existence, en restant « sur l’abîme du Verbe », comme elle l’écrit (p. 63). C’est ainsi. Il nous faut attendre, et guetter, et attendre encore. Apprendre à attendre, à veiller, à rester en état d’alerte comme en état d’acceptation pour que vienne, dans le silence, qu’on fait en nous, qui naît de nous, la parole qui doit venir. L’Aimé ? Dieu ? Peut-être. Mais, peut-être, plus sûrement, ce qui donne sens à notre existence coutumière, et l’élève, et la fait flamber.

Cristina Campo considère qu’il faut entrouvrir l’œil du front, l’œil du cœur, jusqu’à l’œil du Nom (p. 85). Dresser l’oreille de l’entendement. Et on ne s’étonnera pas, dès lors, que cette poésie close sur elle, et mystique terriblement, s’éclaire, alors, à la lecture, quand l’attention brûle nos cils, quand des mains vivantes brûlent au fond de chaque mot, quand chaque nuit est une flambée de tourterelles. Et que blanches sont toutes les lettres. Et signifiante, la page écrite.

Comme un nom laissé en blanc.

Christian Travaux


Extrait (p. 31) :

Maintenant je veux blanches à nouveau toutes mes lettres
inouï mon nom, ma grâce reployée :
m’étendre sur le cadran des jours,
reconduire la vie à minuit.

Et ma vallée rose d’oliviers,
et la ville enchevêtrée de mes amours,
qu’elles soient reployées comme une frêle paume,
ma paume où sont marquées toutes mes morts.

Ô Moyen-Orient élargi par sa voix,
je veux m’éveiller sur le chemin de Damas –
et n’avoir jamais levé les yeux vers un ciel
autre que le sien, que tant de joie en croix.


[1] Etty Hillesum : Une vie bouleversée, Journal 1941-1943, traduit du néerlandais par Philippe Noble, éditions du Seuil, collection « Points », 1995, p. 121.