Eric Brogniet traverse pour Poesibao plusieurs livres de Christine Guinard à l’occasion de la sortie de « Vous étiez un monde ».
Être au monde et en assumer les ombres …
Notre corps-monde : ce mot valise résume l’argumentaire du poème dans l’œuvre de Christine Guinard. Le langage poétique y donne corps au monde comme le monde, à travers le poème, révèle ce qui le relie au corps : incessant va-et-vient entre le centre et sa périphérie, le silence et ce qui est énoncé, l’absence et la présence, l’enveloppe et le noyau, ce qui vit et ce qui meurt. À propos d’un livre accompagné de photos très florales et végétales de France Dubois, écrit durant le confinement général de 2020, Autour de B., Charline Lambert écrivait :
[… ] comme dans Sténopé, la fonction de l’œil et du regard n’est autre que de se rendre sensible à l’envers des formes visibles. Nos périphéries deviennent alors comme autant de perspectives multiples, inquiétantes parfois, mais toujours puissamment transformatrices [… ]
Cette dimension d’approche de l’invisible à travers le visible est une donnée essentielle de l’œuvre. Le processus transformatif y est lié à une forme constante de transgression. Un sténopé, par exemple, est un dispositif optique très simple permettant d’obtenir un appareil photographique dérivé de la chambre noire. Il s’agit d’un trou de petit diamètre percé dans une plaque de très faible épaisseur. Ce que le peintre voit, ce que l’œil du photographe capte n’est pas l’apparence et la surface de la réalité mais ce qui se voit sous la lumière. L’ œil fore en profondeur. Le travail de l’artiste est de donner à voir. Pas de regarder, mais de voir. Par cette scrutation, il débusque une forme augurale de vie : respiration, déploiement, enfantement, étonnement et conscience. Il y prend aussi conscience du lien avec la mort. Dans son grand roman initiatique La mort de Virgile, Hermann Broch (1886-1951) écrivait à ce propos :
[… ] cette mise à nu du divin par la connaissance introspective de l’âme, voilà la tâche humaine de l’art, sa tâche d’humanité, sa tâche de connaissance, donc sa raison d’être, démontrée par le voisinage ténébreux de la mort, qui lui est imposé, car dans ce voisinage seul, il est capable de devenir un art authentique, car c’est seulement pour cela qu’il est l’âme humaine épanouie en symbole…
Christine Guinard confie au poème le soin d’être un révélateur, tel le produit employé pour le développement des clichés argentiques :
J’attends que cesse enfin la tromperie du monde, l’apparat sans teneur, je ne tiens rien du
tout, depuis la chaise, il faut que se présente à moi le fil du temps [… ] (Sténopé, 46).
Toute vie, comme dans le processus alchimique, est ainsi faite de transformations et de passages. À cet égard, la marche ou le déplacement sont des figures emblématiques et récurrentes dans les poèmes de Guinard. Les allers et retour entre B. et P. par exemple, le passage des saisons, la traversée des paysages ou la dépossession voire même l’échec offrent des échappées à la pesanteur ou à l’enfermement ; ils traduisent une mutation d’un état à un autre :
[… ] le vent froid battait en alternance les plus hautes branches et brassant les nuages
immenses alternant les passages lumineux qui brûlaient la peau les yeux et les heures
étaient belles — eux tous réunis célébrant la fin d’un repli inouï et l’ouverture peut-être aux
quatre vents (Autour de B., 38).
Fréquentes sont les références au corps dans les poèmes de Guinard. Les éléments naturels (le corps de la Nature) et les organes corporels (les membres d’un corps humain) coexistent dans un ensemble d’inter-relations dynamiques. Les composants du corps humain sont ici en relation avec un autre lexique qui décrit la corporéité mouvante du monde et de l’univers : paysages et lumière, signes cardinaux, importance de l’élément liquide et du feu — signes transitifs, phénomènes météorologiques et floraisons sont le contrepoint de ce qui dans le corps relève du vivant : les poumons qui sont liés au souffle ; la bouche qui, le modulant, laisse passage à la voix et à la parole, sinon à la possibilité d’un chant . Cela détermine le passage étroit de la vie. Le royaume extérieur devenu intérieur, incorporé, il y a peut-être alors la possibilité d’une voix.
Dans Des corps transitoires, le poème en prose ou la prose poétique décrivent des moments révélateurs de l’existence humaine, où une décision, un rêve, un mouvement de l’âme entraînent le franchissement d’une frontière : Icare essaie, pour gagner sa liberté et le soleil, d’échapper à la fixation du terrestre et à la malédiction de l’homme attaché à la glèbe (Aucun homme n’avait su, jusqu’alors, tenter de s’approcher du soleil, surpasser la voltige des oiseaux migrateurs au long cours, gagner le seul point d’où la vue plonge et contemple, enfin, le surplomb), sans succès puisqu’il s’abîmera finalement dans sa chute ; le suicide ou la disparition d’un proche ouvre un abîme dans l’ordre bien cadenassé de la mémoire et de la vie ; le pantin articulé révèle à travers sa silhouette les réponses provisoires à l’ordre intimé chaque jour, à cet endroit précisément, l’ordre de mourir un peu ; quitter son domicile, changer de ville, s’affranchir de la clôture des murs et du quotidien, c’est partir à la découverte de l’inconnu pour ne pas mourir enfermé ; donner naissance, comme Ismène, est aussi un acte de dépossession. Migrer, bouger, aller : tous les corps sont transitoires et en transit dans ces poèmes de Christine Guinard. Seule la mort enkyste et enferme : la vie, par contre, est perpétuellement risque et le miracle se trouve ailleurs, là où renaît le paysage…
Voguer ; Signes ; Lumières : ces trois mouvements de Si je pars comme un feu (2016), le premier livre de poèmes de Christine Guinard, disaient aussi d’emblée le mouvement d’écart nécessaire pour que naissent la vie et la parole. Car
C’est au bout des chemins
d’errance,
de l’autre côté de la ligne
du monde, au plus profond de la voûte
du ciel,
que je vous parle,
à vous.
L’eau et les métamorphoses sont constamment présentes dans le poème. Elles désignent le mouvement où se quitter et mourir est la condition même du vivant ; où le silence est, dans la parole, ce qui parle au-delà du discours.
Le dernier titre en date, Vous étiez un monde, atteint à la maturité des formes et des thèmes : Le poème ce n’est pas pour dire l’image, ce qui serait encore une approche de la surface seule. C’est pour dire la vie, la vie pleine à débusquer toujours sous la douleur, le deuil et l’apparence, sous le réseau serré des concepts et des déterminismes de la conscience :
Il y a le poids des ombres glissées, là, tapies,
la valise des maux dedans mon corps-monde
aux os, au suc
le double du rêve et la part d’un ange,
cette croix griffée pour faire semblant
et dessous, tout au fond, sous le crêpe,
ma voix.
Un travail mémoriel permet au poète de se réapproprier les liens avec son histoire, l’histoire de ses semblables, l’histoire du monde. L’écriture, qui n’est pas une fin en soi mais le passage d’une voix, provient de cette plongée et de cette remontée au cœur du transitoire :
Ce que pouvait nous dire le jour, à naître— on est né pour rien, on n’oublie pourtant pas le parfum, la saveur, l’aspérité des premiers
temps
la douceur, on remonte le cours, trouver le point exact où la cassure — le bris
surgit, peut-être au début de tout, avant même, on naît du bris glacé
peut-être rien ne surgit, tout était là avant, a d’abord été béant.
Incessant travail de Pénélope, la trame du poème se tisse ici au gré des plongées mémorielles et de la remontée vers ses métamorphoses, en un ondoiement fugace et constant de la lumière qui déjoue le désespoir et l’absurde.
Éric Brogniet
Christine Guinard, Sténopé, éditions Unicité, 2019, 12€
Christine Guinard, Autour de B., avec des photographies de France Dubois, Unicité, 2021, 13€
Christine Guinard, Vous étiez un monde, Gallimard, 2023, 55 p., 14 €,