Aldo Qureshi, “ground zero”, lu par Bruno Fern


Bruno Fern introduit ici le lecteur de Poesibao dans ce ground zero et dans l’univers empreint d’inquiétante familiarité d’Aldo Qureshi



Aldo Qureshi, ground zero, Atelier de l’agneau éditeur, 2024, 92 pages, 18 €


D’un livre à l’autre, Aldo Qureshi poursuit sa série [1] de textes composant un univers empreint d’une inquiétante familiarité qui n’est pas toujours éloigné de notre quotidien, hélas. Le personnage principal, exprimé à la 1ère personne, y semble dépossédé de sa propre existence et son oscillation quasi permanente entre la soumission et des tentatives de résistance, la plupart du temps vouées à l’échec, génère une culpabilité qui frôle le masochisme : « cette façon que j’ai de me traîner plus bas que terre / pour avoir ma petite dose de fourrure, / il y a une part de moi qui me dégoûte ». Comme le suggère le titre, cette figure néo-kafkaïenne est régulièrement ramenée à un point zéro qui peut autant évoquer celui d’un retour sisyphéen à la case départ que celui d’une explosion susceptible de provoquer un véritable démembrement –  je me disperse aux 4 coins de la ville / sous forme de toile d’araignée sanglante / faite de chapelets ganglionnaires et d’orteils détachés – ou bien encore le rez-de-chaussée de l’immeuble dans lequel se déroulent la majeure partie des récits.

Ces derniers, d’une longueur généralement équivalente à une page, sont écrits en « vers grossiers » (dixit l’auteur en privé), c’est-à-dire ni comptés ni rimés mais ne relevant cependant pas du vers libre ordinaire, s’ouvrent sans majuscule et se terminent sans point final, comme pour souligner la succession non-stop de scènes souvent cauchemardesques, avec intrusions multiples via voyeurisme, harcèlement sexuel et moral, jusqu’à castration, viol et meurtre. De plus, le choix de cette forme textuelle aux contours flous s’accorde avec la profusion de métamorphoses dans tous les sens (humain, animal, végétal, inanimé), ces mutations engendrant des créatures monstrueuses, à mi-chemin d’une catégorie à l’autre : Même si ma mère lui a effrangé la chair sur les côtés /  pour que ça fasse plus réaliste, les yeux, les oreilles de mon père / nous empêchent de vivre complètement dans l’idée du tapis. En outre, cette logique onirique fait se dilater ou se contracter espace et temps d’un monde dit légèrement en pente où prolifèrent les dysfonctionnements minutieusement calculés, auxquels font écho les illustrations physiologico-mécaniques en couverture du livre. Quant au lexique utilisé, loin de toute épuration prétendument poétique, il traverse tous les registres de la langue, de monothéiste et expiatoire à ploucs et ringards.
Aldo Qureshi parvient ainsi à créer une atmosphère aussi tragique que comique, tant le héros-narrateur, malgré tout ce qui l’assaille, fait preuve des ressources les plus burlesques pour survivre à ses angoisses – comme l’auteur fait de même grâce aux décalages que permet l’écriture [2] :

                                    L’équipière polyvalente accourt, terrifiée,
                                    les yeux en avance de 2 mètres sur le reste,
                                    et quand elle arrive à ma hauteur,
                                    je me retourne vers elle en tassant l’air avec mes mains :
                                    ne vous inquiétez pas,
                                    je fais semblant

Bruno Fern

[1] Chaque recueil est divisé en sections numérotées qui renvoient au numéro de l’épisode d’une série.

[2] Écrire n’est pas une fin / tout au plus un cadavre à déplacer / loin du bord. Jacques Dupin, Coudrier, P.O.L, 2006