Anne Malaprade explore ici « l’écriture fantôme » très particulière de Sandra Moussempès qui s’épanouit dans son tout dernier livre, Fréquence Mulholland.
Sandra Moussempès, Fréquence Mulholland, Éditions MF, 2023, 18€
Des films et des filles, des poupées et des fantômes, des voix et des corps, des hallucinations sonores et des faux-semblants, des perruques et des costumes, des couleurs et du noir et blanc, de la prose et des vers : le dernier livre de Sandra Moussempès raconte une « Californie intérieure » peuplée de femmes fatales dont la poète transcrit les aventures et les disparitions.
Il est, aussi, question d’emprises et de traumas, d’abus et de meurtres, de cadavres et de revenants, d’hypnoses et de somnambulismes. Mais, et c’est ce qui fait la force et la singularité du livre, rien n’est exposé frontalement : la scène du, voire des crimes reste cachée, tout juste effleurée par les mots qui tentent de la circonscrire. « J’aurais voulu tout dire/Mais dire ne fait pas le poème ». La vérité elle-même est en mille morceaux, et ce sont ses « débris » que Sandra Moussempès réunit sous le titre polysémique Fréquence Mulholland. Qu’est-ce qui s’est donc produit souvent, et dans un temps déterminé ? De quel phénomène oscillatoire est-il question ? Quelle est la nature des courants alternatifs utilisés peut-être à des fins thérapeutiques ? Et, enfin, combien de fois l’unité lexicale « Mulholland » apparaît-elle dans ces textes ? Les réponses à ces questions sont, sans doute, dans les titres des parties qui composent ce recueil, comme fondues dans le bleu magnétique de la couverture du livre qui enveloppe les pages ici réunies.
« Projet d’amnésie ambivalente » : faut-il se souvenir ou se décharger d’une mémoire trop lourde ? « Anti-miroir » : l’écran de cinéma produit-il un reflet opaque ? « L’origine du mal » : peut-on faire une généalogie de la morale ? « Malgré un cercle magique » : les fées existent-elles au-delà des contes ? « Le magnétophone inspiré » : les objets contiennent-ils l’infini ? « Les poétesses coréennes s’appellent toutes Kim » : la pudeur se laisse-t-elle déchirer par la langue ? « Mini-coma » : peut-on, temporairement, mourir de trop vivre ? « Cecil Hotel — photographie — » : quels documents pour témoigner de l’invisible ? « Une carrière de médium — Dialogues filmés — » : la littérature pourrait-elle se mettre à l’écoute des voix perdues ? « La résurgence du dictaphone » : de quelle dictée sommes-nous le nom ? « La Secte » : quelle est cette héroïne en moi placée sous séquestre ? « Divination (petite conférence ectoplasmique sur les vampires ordinaires) » : quel sang pourrait réveiller les actrices ?
Un énoncé, notamment, me hante : « Le réalisateur expliquait avoir la sensation qu’une fille se déshabillait dans sa bouche, il en parlait de façon gênante ». Manipulation, captation, dénudation, incorporation, malaise, transgression : Sandra Moussempès projette un « film interne » sur le visage de ses lecteurs, dont la fiction entrecoupée met à nu poses et postures en décryptant les mensonges des maîtres. Un film parfois réduit à des photogrammes, pour lequel l’image serait tout : toujours plus loin, toujours plus profond dans un visage, à l’intérieur des pupilles. Un film dont on n’entend plus, à un autre moment, que la bande-sonore, et pour lequel le son l’emporterait sur le visible : crash et crush.
Sous les cheveux platine, le crâne. Sous le rouge à lèvre mauve, la bouche. Sous les vêtements glamour, le corps. Sous l’amour, la haine ? Sous la tendresse, la possession ? Les mots racontent et dévoilent sans juger, les phrases enveloppent et habillent sans sublimer. Sous la langue, une « mer noire » emporte les signes et les corps dans un poème toujours plus accidenté dont une voix off susurre la définition : « Un poème est une façon de me laisser aller/à ce qui s’échappe ». Ce qui échappe, ce qui m’échappe, ce qui s’échappe : n’est-ce pas aussi cet abandon à l’inconnu qui importe le plus à cette « écriture-fantôme » que Sandra Moussempès continue d’inventer ?
Anne Malaprade
Sandra Moussempès, Fréquence Mulholland, Éditions MF, 2023, 18€