Philippe Didion, « itinéraire d’un perecquien de deuxième division. » [Les inédits]


Philippe Didion évoque son rapport avec Georges Perec, l’homme et l’œuvre, tout en se disant perecquien de deuxième division !


Itinéraire d’un perecquien de deuxième division



Je me souviens, c’était en… Non, en réalité, je ne me souviens plus de la date exacte mais c’était, j’en suis sûr, dans les années 1990, à l’occasion d’un anniversaire. Celui de la mort de Perec, peut-être le dixième, ce qui donnerait 1992. N’importe. Pour l’occasion, France Culture avait décidé de rediffuser toutes ses archives concernant l’écrivain : interviews, émissions, créations, collaborations… Tout y est passé : les  dialogues avec Bernard Noël, les bribes d’œuvres lues dans les émissions de Bertrand Jérôme, les créations radiophoniques, et surtout la « Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978 », aussitôt enregistrée sur cassette et écoutée chaque nuit, comme une berceuse, pour m’endormir.

C’est donc par la radio que j’ai découvert Perec. À l’époque, j’avais juste lu Les Choses, sans intérêt excessif et Quel petit vélo, qui m’avait amusé. Comme beaucoup de personnes de mon entourage, j’avais des velléités d’écriture auxquelles cette abondance radiophonique ne pouvait que mettre un point d’arrêt : ce type avait écrit tout ce que j’avais envie d’écrire. Les inventaires, les listes, les énumérations que j’avais en tête ne ressembleraient à rien à côté de ce que je venais de découvrir.

Tant pis, à défaut d’écrire, il restait la possibilité de lire, et ce fut La Vie mode d’emploi qui me captiva sans que je sache rien des contraintes qui avaient gouverné la rédaction de ce livre – ce qui reste à mes yeux la meilleure façon de le découvrir. Après, j’ai tout lu – c’était l’époque où tout devenait accessible, même les textes obscurs publiés par Maurice Olender dans sa collection du Seuil. En parallèle, je découvrais le bonhomme dans la biographie de David Bellos, Georges Perec : Une vie dans les mots. C’est ainsi que, sans s’en rendre compte, on devient perecquien.

Il restait à donner un vernis officiel à ce statut. L’occasion allait m’en être donnée par la découverte d’une brève, dans une livraison du Magazine littéraire, signalant l’existence d’une Association Georges Perec. On y donnait un numéro de téléphone que je m’empressai de composer. Après plusieurs tentatives infructueuses, je tombai sur un monsieur – je pense, après coup, qu’il s’agissait de Bernard Magné – qui ne manifesta pas un enthousiasme délirant à l’idée de mon adhésion. Apparemment, je le dérangeais, l’Association était en train d’emménager dans un nouveau local, il avait d’autres choses à faire. Mais je finis par franchir les obstacles et devenir membre de l’AGP, sans bien savoir ce que cela allait ajouter à ma situation de lecteur assidu et passionné. L’Association éditait un petit Bulletin semestriel. Le premier numéro que je reçus, le numéro 28, est daté de l’automne 1995. On y trouvait une rubrique intitulée « Références, allusions, citations » qui regroupait toutes les mentions du nom de Perec sur différents supports (presse, radio, télévision, etc.). Comme un employé de L’Argus de la presse, je me mis à traquer ces mentions sur tout ce que je pouvais lire, voir ou écouter, à tout noter, découper, photocopier et à envoyer mes trouvailles au siège de l’Association qui semblait installée dans ses nouveaux locaux, au sein de la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris. Ce fut un grand moment de fierté quand mon nom apparut pour la première fois dans le Bulletin. C’était dans le numéro 33 de juin 1998, où l’on me remerciait pour l’envoi de quelques coupures de presse.

Une autre activité importante de l’AGP était l’organisation d’un séminaire qui se tenait à Paris, dans les murs amiantés de l’université de Jussieu : un samedi par mois, quelqu’un venait faire une causerie sur un aspect de l’œuvre de Perec, présentation suivie d’une discussion à bâtons rompus. Le 16 janvier 1999, je faisais le voyage à la capitale pour assister à ma première séance de séminaire. Mon coming out fut discret : assis dans le fond d’une petite salle, derrière tout le monde et à côté de personne, j’écoutai sans moufter, mettant peu à peu des noms sur des visages inconnus. Et quels noms… Ceux que j’avais découverts en lisant la biographie de David Bellos et que je retrouvais régulièrement dans les livres et articles consacrés à celui qui était devenu mon auteur de chevet : Ela Bienenfeld et Bianca Lamblin, les cousines de Perec chez qui il avait passé son enfance, Marcel Bénabou et Jacques Lederer, les amis de toujours, Philippe Lejeune et Bernard Magné, les spécialistes, Bernard Queysanne, le cinéaste d’Un homme qui dort…

Pendant des années, j’allais assister aux séances de ce séminaire, mon visage devint connu, puis mon nom bien que je ne me sois jamais mêlé des débats auxquels je ne me sentais pas en droit de participer. C’était une époque incroyablement riche pour la recherche perecquienne, au cours de laquelle Bernard Magné livrait au fur et à mesure l’état de ses trouvailles qui allaient peu à peu donner les clés de l’œuvre de Perec. S’y côtoyaient des universitaires, bien sûr, mais aussi des étudiants, des amateurs, des amis de Perec, des membres de sa famille, des égarés, plus quelques rigolos dans mon genre. C’était vivant, il y avait des grandes gueules, des empoignades, des fractures mais c’était plus roboratif que le consensus un peu tiédasse des colloques ordinaires. Bien sûr, les universitaires s’épiaient, s’observaient, se jalousaient et se tiraient souvent dans les pattes pour la plus grande joie de l’assistance (les passes d’armes Magné- Bellos ou Magné-  Brasseur dont j’ai été témoin valaient le déplacement). C’est la loi du genre : chacun a peur que l’autre vienne empiéter sur son territoire, lui pique le thème ou le bout de texte de Perec qu’il décortique en vue d’une publication. La première fois où je suis venu, on m’a regardé d’un drôle d’air puis, un jour, Roland Brasseur m’a demandé si je m’apprêtais à publier quelque chose. Tout le monde a semblé soulagé par ma réponse négative et c’est à ce moment-là, quand on a su que j’étais totalement inoffensif, que j’ai été pleinement accepté. Mieux : En 2014, Danielle Constantin, alors responsable du Bulletin de l’Association, me demanda de prendre sa suite. La confection d’un Bulletin associatif n’est pas un travail de titan : c’est un travail de compilation et de classement, rendu aisé par les outils informatiques, seule la rédaction de l’éditorial réclame une touche personnelle. Comme je l’écrivais alors, « mon éloignement de la scène parisienne et de la sphère universitaire constituaient les principaux obstacles à cette tâche. Je ne suis pas un spécialiste de Perec, juste un amateur, et ce numéro est en quelque sorte le fruit de ma longue inexpérience. »

N’empêche. Pour le premier numéro dont j’ai eu la charge (juin 2014, n° 44), il m’a fallu un mois de travail pour mener à bien cette tâche, pour laquelle je ne me sentais pas légitime. À mi-parcours, je notais dans mes tablettes : « Je m’y suis mis le premier, nous sommes le quinze, j’avais dit que je bouclais le quinze, ça y est, le n° 44 du Bulletin de l’Association Georges Perec est prêt. Ce ne fut pas toujours facile, mon inexpérience, ma maîtrise rudimentaire de l’outil informatique, ma propension au doute et l’afflux de documents dans les derniers jours ne m’ont pas facilité la tâche mais j’en vois le bout et je ne suis pas mécontent. Je serai plus efficace pour le prochain numéro, je dispose pour cela d’un moyen infaillible, il me suffira d’éviter de faire tout ce que j’ai fait pour ma première expérience. Il me reste à peaufiner mon éditorial et à relire, ce qui n’est pas une mince affaire. Il s’agit de ne pas laisser passer de bourdes ou d’imprécisions, ni d’oublier quelque chose ou quelqu’un. Les perecquiens sont gens pointilleux, sourcilleux voire vétilleux, je suis des leurs, je sais de quoi je parle. Ce sont, un peu en porte-à-faux d’ailleurs avec l’objet de leur passion car Perec a souvent laissé paraître une conception plutôt lâche de l’orthographe, des nemrods du signe diacritique, des tartarins de la coquille, des achabs qui cherchent sans relâche des « e » dans La Disparition et qui, c’est là qu’ils sont forts, finissent par en trouver, tordant ainsi la réalité dans la forme de leur fantasme. Ce n’est pas à eux qu’on fera avaler un trait d’union à ayant droit ou à compte rendu, ce n’est pas chez eux qu’un accent sur le « e » de Valery Larbaud ou un accent circonflexe sur le « i » de Pierre Benoit risque de passer inaperçu. Prudence, donc. »

Je m’occupe toujours aujourd’hui du Bulletin. Le séminaire existe toujours. Mais le temps a fait son œuvre : les contemporains de l’auteur disparaissaient peu à peu, le travail de Bernard Magné avait été si considérable qu’au moment de sa mort, en 2012, il ne laissait que des miettes à ses successeurs, le séminaire est passé de dix séances annuelles à une seule. L’étude perecquienne est une affaire de spécialistes et les débats n’ont plus la saveur d’antan, c’est ainsi. Il reste quelques vieux grognards, certains sont devenus des amis. Je m’occupe donc toujours du Bulletin. J’ai souvent songé à laisser tomber, à laisser ma place à quelqu’un d’autre. Non pas parce que j’en tire gloriole mais parce que parmi les têtes chercheuses de la sphère perecquienne, je suis le seul amateur, le seul qui ne bénéficie pas d’une onction de la Faculté. Perecquien de deuxième division égaré en Ligue des champions, Simplet au milieu des docteurs, c’est un rôle qui me plaît bien.

Comme Perec, je l’ai dit, avait écrit tout ce que je voulais écrire, j’aurais pu ranger simplement mon stylo, mes ambitions et mes projets. Mais si l’invention m’était devenue interdite, l’imitation restait possible. Je pouvais toujours m’amuser, faire des gammes. Il fallait éviter la tarte à la crème des « Je me souviens », devenus, au fil du temps le point de passage obligé de la rhétorique d’entreprise, le lieu commun des discours de départ en retraite ou autres. D’autres pistes étaient moins courues. Je décidai de me consacrer à des exercices d’imitation perecquienne, à raison d’un exercice par an. Le premier, le plus simple, était de reprendre, à mon échelle provinciale, la « Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978 » pour en faire une « Tentative de description d’un lieu spinalien » étendue à une année entière.

Le principe de ce chantier était exposé dans un avant-propos que voici :

L’idée de ce texte m’est venue en mai 1996. Il est le fruit de mon intérêt pour Georges Perec et de mon désir d’écrire enfin quelque chose.

Son principe est le suivant : décrire de la façon la plus neutre possible ce qui se déroule en un lieu spinalien, toujours le même, pendant une durée déterminée (environ trois heures d’affilée) et avec une fréquence elle aussi déterminée (une fois par mois).

Le lieu en question devait être assez animé et visible depuis une table de café, poste d’observation idéal du point de vue du confort et des commodités (abri, chauffage, toilettes, boisson…). Le bistrot choisi devait être un de ceux que je ne fréquente pas habituellement, ceci pour éviter d’être dérangé par le patron ou des clients. Après quelques hésitations, mon choix se porta sur le Café de l’Arrivée, un bar vivant et plutôt anonyme, situé à un carrefour passant et offrant une large point de vue sur la gare d’Épinal et son esplanade.

Ma démarche fut de m’y poster une matinée entière, une fois par mois, pendant un an, et de noter tout ce que je pouvais capter, véhicules, personnes, bruits, odeurs, animaux, objets, mouvements… afin de donner à ce lieu spinalien une vision à la fois fixe et évolutive au fil des mois. Je pensais, à l’origine, me consacrer uniquement à ce qui se passait à l’extérieur du bistrot mais il m’est vite apparu que ce qui se déroulait à l’intérieur était tout aussi intéressant. Le texte fait donc alterner les séquences extérieures et intérieures.

Je me propose d’adresser ce texte à quelques amis susceptibles d’être intéressés par ma prose et, plus particulièrement, à ceux qui ont quitté Épinal après y avoir passé une partie de leur vie. Il pourrait agir comme une sorte de carte postale qui dirait « Voici ce que votre ville est devenue », ou plus exactement, « Voici ce que votre ville est au moment où j’écris ».


En parallèle, à partir du 1er janvier 1996, j’avais entrepris  une Tentative d’inventaire des divers lieux, faits, objets et personnes ayant occupé mon année 1996 dont voici l’avant-propos.

Quand je me trouve en présence d’une personne que je n’ai pas vue depuis quelque temps, je me vois immanquablement poser ces questions :

Alors, ça va ?
T’as toujours ta 2 CV ?
Tu travailles toujours à Châtel ?

Étant d’un naturel peu loquace, je me contente la plupart du temps de répondre oui aux trois questions et basta. Je ne suis pas doué pour la conversation.

Ayant pris conscience de ce fait, j’ai voulu me rendre compte de ce dont pouvait être constituée ma vie pendant toute une année. J’ai donc entamé un cahier répertoire le 1er janvier 1996 et me suis mis à noter, jour après jour, tous les détails, les petits riens et grands événements qui meublaient mon quotidien (le nom des bars fréquentés, des personnes rencontrées, des médicaments avalés, le nombre de tickets de PMU validés, les lieux où je mangeais et dormais…) que j’ai ensuite regroupés en rubriques et en listes dans les pages qui suivent.

Retour à l’imitation perecquienne l’année suivante avec une Tentative d’inventaire des aliments solides et liquides que j’ai avalés au cours de l’année 1997.

Je me suis ensuite engagé dans une Tentative d’inventaire des voies, routes, rues, ponts, avenues et tutti quanti empruntés au cours de l’année 1998. Pour développer ce dernier catalogue, j’avais donc vécu l’année entière avec un bloc Rhodia à la main ou sur les genoux pour noter toutes les plaques des rues par lesquelles mes pas ou mes pneus me faisaient passer, au mépris des crottes de chien, des lampadaires et des coups de klaxon. J’ai plus tard essayé de donner un deuxième volet à ce chantier en reprenant tous les livres que j’avais lus cette année-là et en notant tout aussi scrupuleusement les noms des pays, des villes et des voies par lesquelles j’étais passé en tant que lecteur, histoire de voir s’il y avait des similitudes entre ma vie d’homme et ma vie de lecteur – ce second volet ne fut jamais achevé.

Il fallut ensuite attendre 2001 pour trouver un nouveau chantier, intitulé Aperçu de littérature passive, issu de ce constat :

On ne lit pas que sur papier ou sur écran. Il m’a fallu un certain temps pour me rendre compte du temps que je passais à lire sans m’en apercevoir, depuis mon bureau, rien qu’en regardant par la fenêtre qui donne sur la rue. La liste qui suit rassemble ce que j’ai pu récolter sur les bâches de camions, sur les camionnettes, les autos, les autobus qui sont passés sous mon nez du 1er janvier au 31 décembre 2001.

Le dernier chantier que j’ai entrepris, intitulé IPAD, est toujours en cours. Précisons tout de suite que ce chantier n’a rien à voir avec l’appareil commercialisé sous ce nom par la marque Apple. L’iPad a été lancé en 2010, l’IPAD est né le 13 novembre 1998, revendiquons l’antériorité, ne confondons pas le gadget et l’événement historique, l’iPad sans valeur et l’IPAD coté. L’IPAD répond à ce cahier des charges :

1. Visiter une à une les 516 communes du département des Vosges dans l’ordre alphabétique figurant sur le calendrier des Postes, des Ableuvenettes à Zincourt, d’où l’intitulé complet Itinéraire Patriotique Alphabétique Départemental et l’acronyme IPAD qui sera utilisé comme titre général.

2. Prendre en photo le panneau d’entrée de la commune.

3. Prendre en photo le monument aux morts.

4. Recopier les noms qui y figurent.

5. Écrire quelques lignes de commentaire, sans contrainte.

6. Voir Zincourt et mourir, mais pas forcément dans la minute qui suit, disons plutôt ne pas mourir avant d’avoir vu Zincourt.

   Des extraits de l’IPAD ont été rendus publics, sous forme de blog ou d’articles de revue. Les réactions ne se sont pas fait attendre. Des quatre mots condensés dans IPAD, c’était le troisième qui interpellait. On comprenait l’aspect nomade du chantier, on acceptait le thème choisi, on concevait la circonscription géographique mais le volet alphabétique interloquait. Visiter les monuments aux morts d’un département, d’accord, mais pourquoi dans l’ordre alphabétique des communes ? Pourquoi s’imposer cet entrelacs de trajets inutiles, parfois répétitifs, filer d’un bout à l’autre du département, alors qu’un quadrillage logique aurait été plus économe en temps et en carburant ? J’avais du mal à l’expliquer moi-même et ce n’est qu’au bout de vingt-cinq ans passés sur le sujet que je tente ici de le faire.

Plus que le goût de la contrainte, que j’avais bien avant de découvrir Georges Perec et ses collègues de l’Oulipo, c’est le goût de la contrainte gratuite, inutile, qui je crois m’a guidé. « C’est le dépassement des limites par le refus du raisonnable. Il faut alors une rigueur, une discipline, une patience, une abnégation, une folie quasi obsessionnelle qui fasse fi de tous les détours, de tous les raccourcis, de toutes les distractions qui peuplent nos sociétés et qui bien souvent nous encouragent à laisser tomber parce que… cela ne sert à rien », écrivait Rober Racine dans Le Dictionnaire. Georges Perec lui-même apportait une sorte de caution à ce chantier dans La Vie mode d’emploi : « Saisir […], décrire […], épuiser, non la totalité du monde – mais un fragment constitué de celui-ci : face à l’inextricable incohérence du monde, il s’agira d’accomplir jusqu’au bout un programme, restreint sans doute, mais entier, intact, irréductible. »

J’avais déjà des prédécesseurs dans cette quête de l’inutile : Michel Ohl comptant patiemment les occurrences des mots « guerre » et « paix » dans son exemplaire de La Guerre et la Paix pour savoir qui gagne à la fin; Linda Hantrais désossant mot à mot à l’ère pré-informatique toutes les chansons de Brassens pour compter le nombre de fois où apparaît chacun d’entre eux et, mieux, trouvant un éditeur pour publier son travail (Le Vocabulaire de Georges Brassens, Klincksieck, 1976) ; Jean-Christophe Averty soulevant la poussière de sa discothèque personnelle pour offrir toutes les versions connues de « Stormy Weather » aux auditeurs des Cinglés du music-hall pendant des mois. C’est la démesure, la vanité, la gratuité qui donnent de la beauté à ces choses et surprennent ceux qui peinent à saisir le goût de l’inutile mais qui, par ailleurs, trouvent primordial de publier leurs photos de vacances sur Facebook.

Après avoir exposé les motivations et la méthode choisie, examinons le sujet. Les monuments aux morts. Il est peut-être temps de l’avouer maintenant que la chose est bien lancée : je ne connais rien à la guerre de 14 même si, comme disait l’autre, c’est tout de même celle que je préfère je n’y connais rien en histoire tout court et je n’ai aucune notion d’architecture monumentale. En réalité, la guerre de 14 ne m’intéresse pas plus que ça. Si je voulais faire un vrai travail de recherche sur cet événement, je resterais tranquillement à mon bureau à lire des traités sur le sujet  si je m’intéressais particulièrement aux morts de telle ou telle commune de mon département, je consulterais les sites du ministère de la Défense qui sont très précis, j’irais travailler aux Archives départementales où l’on trouve des documents autrement plus costauds que mes élucubrations. Les sentiers de la Grande Guerre sont battus et rebattus, les instituteurs les arpentent avec leurs élèves, ils font de la micro-histoire à partir d’un nom prélevé sur un monument, il y a des collectionneurs, des chercheurs amateurs, des historiens qui travaillent dessus ici, dans les Vosges. J’ai choisi ce thème parce qu’il touche à des choses sur lesquelles j’aime bien bricoler, l’onomastique, la contrainte alphabétique, la géographie, le hasard, le dialogue avec les morts, l’exotisme ramené à mes limites exiguës, l’aventure avec un a plus que minuscule. J’aurais pu tout aussi bien faire le même chantier en laissant de côté les monuments et en me consacrant à la liste des curés de toutes les paroisses du département, en photographiant les lavoirs, les cabines téléphoniques ou les frontons d’école (d’ailleurs je le fais aussi), en décidant d’emprunter toutes les routes départementales des Vosges dans l’ordre de leur numérotation (d’ailleurs j’y pense fortement).

L’IPAD est né le 13 décembre 1998, et il n’est toujours pas terminé. À ses débuts, le département des Vosges comptait 516 communes. Le calendrier des Postes 2024 n’en annonce plus que 507, il y a eu des fusions, des regroupements, des lieux-dits supprimés, le corpus est mouvant. La distance parcourue avoisinait, au début de l’année 2024, les 45 000 kilomètres. Des lecteurs se sont émus devant la quantité de carburant utilisée à ces fins futiles, devant l’argent dépensé, la pollution occasionnée par mes facéties. Maintenant, que se serait-il passé si l’envie m’avait pris d’effectuer, en lieu et place de ces pérégrinations stériles, un beau voyage à l’autre bout du monde ? J’aurais pris un vol pour Melbourne, loué sur place un gros véhicule tout-terrain pour partir à la découverte du bush, j’aurais pris soin, précédemment, de me munir d’un téléphone de poche dernier cri avec lequel j’aurais inondé des réseaux plus ou moins sociaux de photos et vidéos exotiques et je serais rentré couvert de “likes” sans que personne n’ait l’idée de me chercher des poux dans la tonsure au sujet des 40 000 bornes que j’aurais parcourues. Les kilomètres n’ont pas la même valeur selon qu’ils vous séparent des kangourous de l’hémisphère sud ou des défunts Poilus de Circourt-sur-Mouzon.

Mais revenons à notre chantier. Plus de 400 monuments ont été décrits, plus de 400 listes de noms recopiées. Enfin, pas exactement : il arrive que le monument soit inexistant, introuvable, planqué dans la Mairie ou dans l’église fermée. Les jours de disette sont compensés par les jours d’abondance où l’on trouve, dans le même bled, un monument extérieur, une plaque dans l’église, une autre sur la façade de la Mairie, on a envie de frapper à la porte de la première ferme pour demander s’il n’y en a pas une aussi dans l’étable. La dernière commune visitée, cet été, était celle du Valleroy-aux-Saules. Suivront Valleroy-le-Sec, Les Vallois, Le Valtin, Varmonzey et les autres. Il y a eu des années fastes (42 communes en 2011) et des années creuses (5 en 2002) mais le chantier n’a jamais été interrompu, n’a jamais quitté mon esprit. Je me suis surpris, cependant, à ralentir le rythme ces derniers temps car, mine de rien, la fin approche, et m’effraie. Non que le travail soit toujours passionnant : il est souvent répétitif, on passe par les mêmes routes, on traverse cent fois les mêmes villages, beaucoup de monuments sont taillés sur le même modèle, il faut chercher à innover dans la description et on n’est pas Balzac tous les jours. Mais que faire après Zincourt ? Recommencer, faire le même circuit en sens inverse, choisir une autre contrainte (le nombre d’habitants, croissant ou décroissant par exemple), s’installer dans un autre département ? Le domaine de l’inutile est vaste, il suffit de chercher un peu.

Nous sommes, avec tous ces exemples, loin de Perec. En apparence seulement. Nombre d’auteurs ouvrent les portes d’une vie de lecteur : pour beaucoup, la découverte de Jules Verne, de la Comtesse de Ségur, d’Enid Blyton ou de J.K. Rowling pour les plus jeunes a donné envie de lire. Perec donne envie d’écrire : pour des écrivains (les jeunes oulipiens, Annie Ernaux, Valérie Mréjen, Claude Ponti, Patrick Modiano, Jean Echenoz, Thomas Clerc…) mais aussi pour des gens ordinaires, le rôle principal de Perec aura été un rôle désinhibant : en bousculant la hiérarchie littéraire, en s’intéressant au quotidien notamment, Perec les a décomplexés face à l’écriture, c’est grâce à lui qu’ils se sont sentis autorisés à prendre la plume. Les pages blanches situées à la fin de Je me souviens (« sur lesquelles le lecteur pourra noter les souvenirs que la lecture de ceux-ci aura suscités ») apparaissent ainsi comme autre chose qu’une astuce éditoriale : c’est le nihil obstat, la permission donnée à chacun de se lancer à son tour dans l’écriture, permission que beaucoup ont mise à profit. J’en suis, pour le meilleur et pour le pire.

©Philippe Didion.